Avec ce nouvel album, Lou Phelps célèbre la musique qui l’a bercé dans sa jeunesse tout en y ajoutant sa propre patte. Hommage réussi ou vaine tentative nostalgique ?
Presque un an nous sépare de son dernier projet TOP Z où Lou Phelps faisait la part belle aux collaborations, dont la fameuse “connexion française” avec Benjamin Epps. Quelques morceaux sont envoyés ici et là pour nous faire patienter avant Chèlbè, une œuvre attendue depuis 2023. Cependant, cet album ne se fera pas en solo puisque son frère KAYTRANADA se joint à l’aventure, au bon souvenir du duo The Celestics qui n’opère aujourd’hui qu’officieusement.
Fort de son succès avec TIMELESS en 2024, le producteur canadien décide de se charger de la production quasi intégrale de l’album de son frère. Cette casquette de chef d’orchestre est loin d’être inédite puisqu’il a déjà eu l’occasion de l’enfiler avec succès sur Simple., KAYTRAMINÉ et Endless Night.
Pourtant, rien n’a été évident en coulisses puisqu’il va anticiper la vision artistique de son frère alors en proie aux doutes concernant la suite de sa carrière: « Pour cet album en particulier, KAYTRANADA me disait : « Tu devrais faire un album dance ». Au début, je ne voulais pas le faire. Je ne voulais pas être coincé dans une case, une catégorie. Mais après je me suis dit, merde en fait laisse moi essayer. J’ai choisi tous les beats qui me correspondaient. J’ai une très bonne oreille lorsqu’il s’agit de la sélection. » (Source : Clash Magazine, 2025)
L’alchimie fraternelle est-elle toujours au rendez-vous ? Ce projet va-t-il donner le coup de boost désiré par Lou Phelps ? C’est ce que nous allons voir.
L’apport du prince
Afin d’apprécier cet album à sa juste valeur, il convient de comprendre la signification du mot “chèlbè”, issu du créole haïtien. Pour ça, rien de mieux qu’une explication de la part de Lou Phelps : « Chèlbè signifie stylé ou un terme désignant une personne bien habillée. À la maison, ma mère me le disait lorsque je demandais des choses comme des Air Force 1. Elle répondait “Pourquoi tu ne voudrais pas la version bon marché, tu essayes d’être chèlbè. »» (Source: Wonderland Magazine, 2023)
Chèlbè annonce donc la couleur d’un projet qui symbolise la force, la confiance et la haute estime de soi à travers l’apparence mais également l’héritage culturel. En effet, utiliser un mot en créole n’est pas anodin compte tenu de sa portée linguistique assez faible à l’échelle internationale. Malgré tout, il s’agit surtout pour Phelps d’un moyen de célébrer fièrement son identité et de la partager au plus grand nombre.
Fort de cette mission dans laquelle les deux frères se sont lancés, ils s’inscrivent surtout dans la pleine continuité d’une diaspora haïtienne s’étant déplacée vers le continent américain. En résulte alors un mariage musical extraordinaire permettant à la musique de se développer, en particulier le hip hop. Nous pensons naturellement à Wyclef Jean avec le travail qu’il a d’abord pu effectuer au sein du groupe The Fugees puis en solo dans sa série d’albums Carnival qui mettaient en avant cette fusion américano-caribéenne.
De cette trilogie carnavalesque, outre les hits, on retient surtout un engagement audacieux de la part de Wyclef grâce à des chansons parfois intégralement interprétées en créole telles que “Sang Fézi”, “Jaspora”, ou encore “Carnival”.
Dans un créneau plus ou moins similaire, nous pouvons aisément joindre cette défiance à celle du groupe antillais Kassav’ (avec qui Wyclef a collaboré) qui a également décidé de tirer leur richesse artistique autour de la culture et la langue créole afin de la démocratiser au plus grand nombre.
Cependant, si Kassav’ puise finalement du créole un certain souci didactique, le cas du rappeur Mach-Hommy, autre symbole de la diaspora haïtienne, semble différent. Ce dernier, tout comme le leader des Fugees, rappe aussi bien en anglais qu’en créole mais contrairement à ses collègues, il interdit la publication de ses textes sur des sites de traductions tels que Genius, rendant la notion de partage un peu plus floue pour les personnes souhaitant franchir le cap de la compréhension.
Malgré les potentiels obstacles, ces assurances artistiques se sont avérées payantes pour chacun d’entre eux puisque cela leur a valu de nombreux succès.
Néanmoins, cette revendication est certes légitime mais elle peut-être trop radicale en ce qui concerne certains artistes désirant posséder une large audience sans se heurter à une barrière linguistique qui peut être aussi attrayante que complexe pour certain·es auditeur·ices. Heureusement pour celles et ceux qui seraient un peu perdus, nos deux frères canadiens sont un peu plus pédagogues.
Dans cet album, le créole est légèrement présent dans des phrases assez simples et pouvant être comprises par un public francophone peu exposé à cette langue tout en étant évocateur pour les personnes ayant grandi dans un foyer caribéen.
On retiendra dans “Under My Skin” la voix de sa mère qui dit à son fils :
“Toujou mande Bondye padon”
Telle une leçon, ce dernier le répète également à plusieurs reprises dans la chanson “4MYCHLDREN” comme une démonstration de l’intégration des préceptes religieux inculqués par sa mère mais également propres à son identité.
D’un point de vue purement mélodique, nous avons déjà pu entendre les influences caribéennes dans le travail de KAYTRANADA, que ça soit sur “Midsection”, “$payforhaiti” ou sur “4EVA” et ce disque est le prolongement logique de cette mise en valeur identitaire.
Plus qu’un nom d’album, il s’agit surtout d’une affirmation culturelle: “ Je voulais aussi illustrer ce qu’on appelle le bal haitien qui est une fête où les personnes s’habillent bien, écoutent de la musique haïtienne et espèrent venir pour danser avec des partenaires et avoir un numéro. Je veux ramener cette énergie et voir comment je peux lier l’esthétique kompa avec une plus moderne du dance / hip hop. (…) Je veux capturer cette culture, ces moments où parfois ils ont juste besoin de louer une salle et d’avoir un groupe qui joue pour l’ambiance.” (Source: The Culture Crypt, 2024)
Puisque la danse est à l’honneur, les paroles vont aussi en ce sens avec un caractère libidineux mêlé à l’égotrip comme dans le morceau introductif “PROLLY US” :
“Love me from my style
Bite me on the neck (Ha-ha)
You want me for a while
And when it comes to sex (Ha-ha)
I got super powers
I could go for hours”
Ainsi, à travers ces phases destinées à capturer la ferveur de la fête, Lou Phelps parvient à créer cet univers tout en établissant un parallèle entre les excès et la raison, comme le rappelle sa mère.
Toutefois, cette vantardise qui nourrit l’ego des artistes relève également d’une manière de se distinguer au micro.
À un certain égard, cela rappelle les propos du producteur Mister Cee qui, dans le documentaire Biggie : I Got a Story to Tell, confiait à quel point la Jamaïque a eu une influence sur la façon dont Notorious B.I.G ajoutait de l’egotrip dans ses textes, bien que ce dernier ne clamait pas ses origines : “Historiquement, les dj jamaïcains accordent une place importante à la présence au micro où il faut avoir un brin un peu vantard. Biggie avait ça et c’est ce qui le démarquait des autres rappeurs.”
Même si l’egotrip est un aspect ô combien populaire de l’art, nous constatons dans ce cas précis qu’il illustre aussi une influence caribéenne propre aux festivités. En revanche, cette inspiration s’étend plus largement qu’à l’aspect linguistique et égocentrique de la fête. Il s’agit aussi d’une question de rythme.
Le bounce : l’effet “shock value”
Dès le morceau d’introduction “PROLLY US”, nous sommes servis par une recette loin d’être surprenante mais pourtant diablement efficace. L’influence house / funk est mêlée aux vibes afro-caribéennes audibles à travers les lignes de basses et les drums dont KAYTRANADA a le secret. Cette construction rythmique est aussi perceptible plus discrètement sur “PIMP Freestyle”, un titre peu anodin pour ce fan invétéré de 50 Cent.
Cependant, nous ne pouvons pas parler de rythme sans mentionner “Jungle”, le morceau phare du projet où Phelps est auteur d’une prestation sensationnelle. Sa production est marquée par l’influence de Q-Tip (en particulier “Breathe And Stop”, morceau par ailleurs samplé dans “STFU3” sur l’album KAYTRAMINÉ) mais surtout de Timbaland avec des basses lourdes, rondes et sautillantes comme ce qu’il a pu faire avec Busta Rhymes sur “Get Down” ou encore sur son album Shock Value.
La comparaison avec Timbo n’a rien d’un hasard puisque le bounce si cher au producteur de Virginie (qui a dédié un morceau à ce sujet) est également affectionné par le tandem fraternel : “Tu dois vraiment le ressentir. Si tu le sens dans ta poitrine, dans ton cou, dans tes hanches alors tu as atteint le “bounce”. Tout est à propos de ces critères: si tu sens que c’est funky, cool, que quelqu’un peut danser dessus alors tu l’as ce “bounce”” (Source: Clash Magazine, 2024)
Même si pour certains artistes il s’agit d’un simple détail de style, pour Lou Phelps, il s’agit d’une véritable expression identitaire qui ajoute de la profondeur à la caractéristique caribéenne qu’il met en exergue.
En s’éloignant de l’utilisation d’instruments traditionnels évidents, les deux frères adoptent une approche beaucoup plus subtile tout en affirmant leur culture : “Mes racines haïtiennes / caribéennes ont toujours eu un impact sur ce que je crée. Le peuple caribéen est très festif selon moi. Ainsi, je ne me vois pas faire de la musique acoustique car j’ai besoin de cet élément “bounce” dans mon art, un élément propre à ma conception caribéenne” (Source: Stereofox, 2023)
Ce déferlement d’énergie, tiré de son héritage l’habite à tel point qu’il n’hésite pas à allier l’idée du rythme à celui d’un flow propre aux caribéens comme il le suggère dans une interview pour 10 Magazine. Ce dit flow est aussi un trait sublimé par d’autres artistes qui ont contribué à sa définition. Nous avons mentionné Busta Rhymes un peu plus tôt mais nous pouvons ajouter Q-Tip ainsi que Phife Dawg qui sont à la fois de grandes influences pour Lou mais aussi des pionniers dans leur genre.
Ce trio de rappeurs emblématiques de la Grande Pomme, respectivement originaires de Jamaïque, Montserrat et Trinidad-et-Tobago, n’hésitaient pas à mettre en avant leur culture caribéenne par cette dite présence au micro, leurs inflexions stylistiques, rythmiques et leurs structures techniques. On pense notamment à “His Name Is Mutty Ranks” d’A Tribe Called Quest, à “Light Your Ass On Fire” de Busta Rhymes ou encore à “Vivrant Thing” de Q-Tip.
Bien que le MC de Montréal ne possède pas la même richesse textuelle que ses aînés, il emprunte néanmoins avec brio le chemin tracé par ces légendes grâce à une science du tempo et d’une explosivité au micro. Cela se vérifie sur l’hypnotisant “AftaParty” mais aussi sur “4MYCHILDREN” qui dans une certaine mesure ce morceau ressemble au travail réalisé sur 99,9% et KAYTRAMINÉ.
Finalement, ce fameux bounce dont on parlait plus tôt n’opère qu’à partir du moment où la voix fait majestueusement corps avec la composition. Cette fusion, plus qu’un savoir-faire, illustre surtout la manifestation d’un trait d’union auquel Lou Phelps participe entre le continent américain et les Caraïbes. En revanche, l’empreinte artistique s’étend géographiquement avec “Under My Skin” qui possède des accents de house sud-africaine.
Toutefois, l’hommage n’est pas uniquement destiné à ses origines familiales mais également à celles qui l’ont éduqué en tant qu’artiste.
Une ode aux années 2000
Nous évoquions un peu plus tôt l’apport de Timbaland dans le travail de Lou Phelps et KAYTRANADA alors restons un peu du côté de la Virginie si vous le voulez bien. Il est impossible d’évoquer cet état américain sans mentionner les autres cerveaux que sont Pharrell Williams et Chad Hugo. Leur trace est audible sur les géniaux “WHAT NOW” et “IS MY MIC ON”.
Le premier rappelle le travail effectué par les Neptunes sur leur album Seeing Sounds tout en faisant en partie écho à Outkast et leur chanson “Da Art Of Storytellin’ (Pt. 2)”. Quant au second morceau, il contient également un ADN “neptunien” semblable à ce qu’ils ont pu faire sur l’album Justified de Justin Timberlake couplé à une prestation de Lou Phelps similaire à Mase.
Dans la même veine, il y a aussi “2AM Interlude” qui capture légèrement l’essence de Matt Martians, un des nombreux élèves disciplinés de l’école neptunienne. Toutefois, la Virginie ne s’arrête pas là, en témoigne la chanson “After i” en collaboration avec le rappeur local GoldLink.
À vrai dire, ce featuring n’a rien de surprenant vis-à-vis de ce que le rappeur a pu effectuer par le passé avec KAYTRANADA (“Together”, “Meditation”, “Vex Oh”). Néanmoins, il ne s’agit pas uniquement de simples retrouvailles entre bons camarades ayant la même appétence musicale mais plutôt d’un autre postulat artistique qui s’ajoutent à ceux déjà cités plus haut.
Ici, le trio veut donner une autre direction à un paysage rap qui se veut trop conventionnel ou saturé malgré les quelques exceptions expérimentales ici et là : “Personne fait du “dance rap” et je pense qu’il n’y avait que GoldLink mais il a été mis de côté. Il y a un trou à combler et j’ai les outils pour le faire. Comme je l’ai déjà dit, je sais où je suis à l’aise car j’ai toujours fait des chansons sur lesquelles bouger.” (Source: Wonderland Magazine, 2023)
De ce fait, rien de mieux que de faire équipe avec celui qui a rendu hommage à la “Go-Go Music” typique de la région sur son album At What Cost en 2017.
Sur une production remémorant ce qu’il a pu faire sur BUBBA, l’alchimie fonctionne entre les MC et le producteur. D’ailleurs, la connexion est si efficace que Lou Phelps prolonge le plaisir sur “I Dunno” qui se nourrit de l’énergie de GoldLink pour glisser sur le morceau comme il se doit grâce à son flow élastique. Ça marche tellement bien qu’on serait ravis si les trois unissaient leurs forces pour un projet commun. Autant dire que l’hommage est réussi, en tous points de vue.
Ainsi, à l’instar de l’excellent DeBÍ TiRAR MáS FOToS sorti début janvier dans lequel Bad Bunny composait une magnifique sérénade à l’égard de son Porto Rico natal, Lou Phelps s’inscrit dans une démarche moins démonstrative mais non moins significative. Bien qu’il s’agisse de deux albums complètement différents dans la forme, le fond possède un ton revendicatif à différents degrés.
Pour ces deux artistes, il s’agit surtout d’un héritage patrimonial et culturel qu’il convient de défendre et de mettre en lumière dans une industrie qui aura du mal à reconnaître l’apport des Caraïbes dans l’écosystème artistique. Si personne ne le souligne, le boulot revient aux artistes concernés tel Busta Rhymes dans le podcast Drink Champs en 2020 : “Le hip hop est né grâce à la culture caribéenne.”
Tout comme la pochette de l’album le suggère, Phelps envoie une lettre d’intention soigneusement rédigée qui contient toutes ses influences ainsi que ses références. L’ensemble est cohérent et sa proposition d’un version revisitée d’un hip hop nostalgique mais moderne est efficace. De plus, les textes sont au service du rythme qui respectent tous deux le postulat de célébration. De quoi ravir les anciens comme les nouveaux.
Plus que jamais, le peuple caribéen a son mot à dire.