Loyle Carner – Not Waving, But Drowning

Avril 2019

Loyle Carner

Not Waving, But Drowning

Note :

Le monde a découvert le flow calme et la plume intime de Loyle Carner, jeune rappeur britannique, dans son premier album Yesterday’s gone qui a rencontré un grand succès et un bel accueil critique. Il a même été élu meilleur album de 2017 par The Independant. Not Waving but Drowning, fait sa sortie presque deux ans plus tard, le 19 avril 2019, et lui permet de poursuivre cette introspection pleine de maturité amorcée dans son précédent projet.

Dans cet album dédié à sa mère, Loyle Carner dresse, en quinze tableaux, un journal des plus personnels. Une musique simple et poétique permet à l’artiste de se soustraire de la scène du rap actuel, en offrant un nouvel album qui se démarque des codes américain du genre. On nous présente alors une authentique tranche de vie, des textes personnels posés sur quinze titres qui forment ensemble un recueil de poésie.

Simplicité et élégance

Cet album se place sous le signe d’une intelligente sobriété : Loyle Carner se défait de tous les artifices que la musique actuelle propose parfois trop facilement pour offrir un « talk rap » album, aux inspirations soul et hiphop des 90s. Sans autotune et sans beat extravagants, on retrouve une voix grave à l’accent britannique se poser en douceur sur des productions simples et attachantes. Cette voix est parfois accompagnée d’autres artistes, en témoignent les nombreuses collaborations avec divers artistes en adéquation avec la direction artistique que prend ici Loyle Carner. Il n’est pas étonnant par exemple de retrouver la voix soul de la talentueuse Jorja Smith sur le titre « Loose Ends ». Mais ce sont aussi des amis qui le rejoignent, comme Tom Misch ou Rebel Kleff. Ces autres voix et autres ambiances donnent un nouveau souffle à l’album et empêchent la monotonie de s’installer en donnant naissance à des pistes plus pop comme par exemple « You don’t know » ou « Angel ».

L’album reste néanmoins très homogène, un produit épuré aux allures de longue lettre. Dans ce courrier, l’artiste livre ses confidences dans un phrasé doux et rappé qui coule sur des mélodies smooth. Si ce style de prose se rapproche souvent du « spoken word », il permet aux titres de s’enchainer particulièrement bien, pour créer un album qui s’écoute d’une traite, comme une belle histoire du soir. Dans une ère où le streaming a changé nos habitudes d’écoute pour tendre vers le shuffle facile, on trouve un certain plaisir à découvrir dans Not Waving but Drowning une réelle cohérence et une logique de storytelling. C’est cette narration de l’histoire personnelle de Loyle Carner qui crée une cohésion des tracks, toutes capables de nous bercer pendant ces douces 48minutes et bien plus encore.

Not Waving but Drowning est un album qui dégage une honnêteté rare, d’un artiste que l’on ne peut que deviner humble, sensible et authentique. Ce long poème nous permet d’apprendre à connaitre l’attachant Benjamin Gerard Coyle-Larner, de son vrai nom, qui se dévoile un peu plus dans chaque titre.

Entre journal intime, poème, lettre et témoignage

L’artiste parvient à évoquer des thèmes forts et difficiles sur une musique aérienne qui apaise les coeurs. Ce lyrisme assumé par Loyle Carner lui permet de parler aussi bien d’amour, de relation, de l’importance de sa famille, que de l’abandon de son père, de la mort de son beau père,  sa dyslexie ou de son trouble d’hyperactivité. Ces thèmes parfois lourds sont posés délicatement sur une musique légère, au beat minimaliste influencé par la boom-bap des 90s (« You don’t know »), sur une mélodie jazzy (« Still ») ou encore sur une ballade au piano (« Kripsy »).

Trust, uh, I wish you’d been there when my dad had died
Uh, I wish you’d been there when my mother cried
I, I wish you’d been there in the drag of night
To see my side, look me in my eyes when I was paralysed

« Loose Ends »

En nous permettant de rentrer dans son intimité, Loyle Carner donne l’impression de chuchoter ses peines et ses joies à notre oreille attentive, qui accueille cet album comme un journal précieux et secret. Si « Dear Jean » entame cet album poétique par une lettre touchante du fils à sa mère, la dernière piste « Dear Ben » le clôt avec un poème qu’elle lui adresse en réponse. L’album, dont le titre est d’ailleurs emprunté à un poème de Stevie Smith, se construit comme un recueil cyclique dont l’harmonie repose sur une esthétique poétique très puissante. Loyle Carner nous offre alors une musique hybride : entre lettre, poème et témoignage.

And with our compass lost, we talked long into the darkest hours
Until we saw the burnished sky, and our eyes stung as our words blurred and became thoughts
As we were silenced by the dawn
We clung to each other like sailors in a storm as our world pitched and bucked, our breath stolen by grief
But you stood strong, filled such big boots
Gripped to the helm and steered us on into the calm

« Dear Ben »

Alors que l’artiste se confie sur l’expérience douloureuse de la perte d’un être cher et le caractère éphémère de la vie, la musique, elle, à la manière d’un poème, reste. Comme un témoignage de ce qui existait un jour, elle est le support d’une histoire, d’un vécu, d’une vie. Dans cette démarche, l’artiste exploite le médium de l’album au-delà de sa musicalité, avec l’ambition de documenter une partie de sa vie. « Coming home », par exemple, est une track qui, en apparence, n’ajoute rien musicalement parlant à l’album. Malgré tout, Loyle Carner nous y confie un moment familial rassemblant son petit frère, sa mère, sa petite amie et lui-même devant les penalties à la fin d’un match de football. On retrouve ce même principe à la fin de plusieurs tracks : des moments de vie enregistrés qui renforcent le réalisme d’un album sans artifice, une matière brute et authentique. On se laisse surprendre à écouter attentivement ces digressions musicales et à profiter d’une relation privilégiée avec l’artiste, comme s’il partageait de vieilles cassettes VHS de moments intimes de son quotidien en famille.

« Sail away, sa-sail away » …

Alors que les albums d’aujourd’hui tendent vers le « disposable art », Not waving but Drowning s’en détache complètement pour donner l’impression d’un « instant classic ». A la limite de l’album-concept, le second album superbement écrit de Loyle Carner est sensible et sans prétention. Alors que le visuel de l’album et son titre emprunté au poème métaphorique de Stevie Smith annoncent une histoire douloureuse (celle d’un homme qui se noie alors que tout le monde pense qu’il va bien), le regard sage de Loyle Carner sait prendre de la distance avec cette histoire qui est en réalité la sienne. Malgré les apparences, Not waving but Drowning est véritablement un feel-good album qui propose une pause dans la vie, et cette douce introspection nous laisse rêver à notre propre vulnérabilité. On pourrait croire de prime abord que cette simplicité est une zone de confort et de facilité qui rendrait cet album qui ne fait pas beaucoup de bruit oubliable. Cependant, à l’image puissante et émouvante du titre « Krispy » où Loyle Carner pousse les limites du genre encore plus loin en arrêtant de rapper pour laisser simplement la musique parler d’elle-même, c’est bien cette puissante sobriété qui en fait sa force et nous laisse, nous aussi, sans voix.

Cette chronique est une contribution libre de Cloé Linet que nous avons choisi de publier sur BACKPACKERZ. Si vous aussi voulez tenter d’être publié sur BACKPACKERZ, n’hésitez pas à nous envoyer vos articles via notre page de contact.