Loyle Carner : « Je dois commencer par savoir d’où je viens »

Loyle Carner

Loyle Carner : « Je dois commencer par savoir d’où je viens »

À tout juste vingt-quatre ans, Loyle Carner est déjà considéré comme un artiste établi et reconnu chez nos voisins brexiteurs.

En 2017, il se révèle aux yeux des mélomanes : son premier album Yesterday’s Gone est – à très juste titre – encensé par la critique. Deux ans après, c’est avec un projet au titre pour le moins étonnant dans la même lignée que son précédent, Not Waving, But Drowningque nous revient le jeune Londonien. Nous avons pu nous asseoir un court moment avec le chouchou, et mec très chill, de la nouvelle scène hip-hop UK.

BACKPACKERZ : Not Waving, But Drowning est dans la même veine et la même démarche que ton précédent projet. D’après toi, qu’est-ce qui les différencie ?

Loyle Carner : Je crois que je suis juste plus vieux, plus mature. Le thème de l’amour est plus central et le fond du projet est plus optimiste et encore plus poussé.

Le titre de l’album provient d’un poème de Stevie Smith au contenu pourtant pas vraiment optimiste…

Le monde dans lequel on vit est plutôt sombre, mais il est aussi magnifique. L’idée était de raconter une histoire sombre en disant aux gens que nous ne sommes pas obligés de le subir. Si tu ne peux pas montrer aux gens qu’il peut être sombre, alors ils ne pourront pas voir qu’il peut être bon. Je m’identifie à cet homme qui se noie et qui prétend aller bien alors qu’il ne l’est pas. Quelques fois, je ne me sens pas bien, mais je le formule. Et je pense que c’est la meilleure manière d’être.

La raison pour laquelle j’écris, c’est principalement pour exprimer ce que je ressens.

Y a-t-il un lien entre ce titre et la phrase de Mac Miller : « I was just drowning but now I’m swimming » ?

Non, mais j’aime bien. Je n’avais pas vraiment fait le rapprochement, mais oui. Je crois que c’est un peu l’opposé car moi je fait un signe de la main mais je ne me noie pas, tandis que lui il nageait seul et avait besoin d’aide.

Cet album t’as pris beaucoup de temps ?

Lorsque Yesterday’s Gone est sorti, j’ai tourné pendant dix-huit mois. Et je l’ai enregistré dès que je suis rentré chez moi. Ça m’a pris un peu de temps, mais pas autant que pour le premier.

Tu as choisi d’incorporer des sons de vie pré-enregistrés…

Oui, je les enregistre moi-même avec mon portable. Ma mère est professeure et c’est le type de personne qui travaille très dur. Personne ne montre les bons côtés de ce genre de métiers comme avec les serveurs, les taxis ; je pense que ces gens sont très importants. Je les enregistre car je pense que ce sont eux qui disent les choses les plus intéressantes. Lorsqu’on ne pré-réfléchit pas à ce que l’on dit, on dit souvent des choses intéressantes.

Tu fais ça depuis longtemps ?

Ouais, depuis toujours. Depuis que j’ai commencé à faire de la musique. J’enregistre souvent, juste au cas où. Tous mes artistes préférés comme A Tribe Called Quest, Mos Def et pleins d’autres incorporent des samples de gens qui parlent. Au lieu de les sampler depuis Internet, j’ai préféré le faire moi-même.

« Dear Jean » en ouverture de l’album est une lettre à ta mère. Sur « Dear Ben » en fermeture et sur la même instrumentale, elle te répond directement… Était-ce une manière de lui dire : « Je t’ai tout dit, à toi de t’exprimer maintenant » ?

Tu sais l’album est un instantané d’un moment de (ma) vie. Lorsque j’ai commencé à réfléchir à ce que je voulais pour ce second projet, j’étais déjà en train de le réaliser sans le savoir. Je me disais : « Je veux faire ça, et ça, et puis ça… » Et dans la vraie vie, je le construisais petit bout par petit bout. Je n’ai pas voulu faire ce projet pour ma mère, juste ce poème. Mais je ne sais pas, au début ce n’était pas fait pour être révélé au monde, c’était pour moi, mais j’ai voulu le sortir parce que je me suis dis que ça pouvait aider des gens.

Jordan Rakeï tient une grande place dans l’album…

Et une grande place dans mon cœur.

Comment cette collaboration s’est faite ?

A vrai dire, on passe tellement de temps ensemble… On a d’abord fait « Ottolenghi », puis « Loose Ends », puis « Sail Away », puis l’intro et l’outro. Il est tellement talentueux. Il travaille rapidement et sait ce que j’apprécie musicalement. Je crois qu’il aime composer de la musique pour les autres. Je dois être son exutoire lorsqu’il ne bosse pas sur ses propres projets. Mais je ne sais pas, on s’entend super bien et on a le même sens de l’humour. Au-delà de ça on est de très bons amis, et je crois que c’est à partir de ça qu’on peut réellement faire de la bonne musique.

Sur l’album, tu as presque exclusivement des collaborations R&B. Pourquoi n’y a-t-il pas de rappeurs ?

Eh bien, parce que je peux rapper ! Je réfléchis sur les choses que je ne peux pas faire, et chanter en est une. Je n’ai jamais eu beaucoup d’invités sur mes précédents projets. Il s’agit d’un album très personnel donc chaque couplet était important à mes yeux. Lorsque tu donnes de l’espace à quelqu’un pour venir poser son texte, il peut le faire de différentes manières. Donc c’est placer toute sa confiance en quelqu’un parce qu’il raconte une histoire avec ses mots sur ton morceau.

« Looking Back » est sur ton héritage noir, il ne me semble pas que tu ai déjà fait un morceau là-dessus…

Non, il me semble que c’est la première fois où je me suis vraiment penché dessus.

Pourquoi maintenant ?

Hum, je ne sais pas. Ma copine m’a conseillé de reprendre contact avec mon père, alors je l’ai fait. Je n’ai jamais vraiment su d’où je viens. J’ai réalisé que le jour où j’aurai des enfants, j’aimerais qu’ils sachent d’où ils viennent, donc je dois d’abord commencer par savoir d’où je viens.

Ce morceau t’as aidé à reprendre contact avec ton père biologique ?

Oui ! On est en contact et nous parlons souvent. Une fois par semaine environ. Avant, nous ne nous parlions quasiment jamais. Je pensais que je n’en avais pas besoin, et puis plus je lui parlais, plus je sentais que j’en avais besoin. Pas vis-à-vis de lui, mais pour me comprendre moi. Pour continuer à grandir.

Tu as arrêté ta carrière de comédien, mais tu joues encore dans tes clips. Ça ne te manque pas un peu ?

Ouais ça me manque. Pour moi jouer est une seconde nature. Ce qui est bien, c’est que je ne suis pas le réal’, j’ai juste à me pointer et on me dit quoi faire, c’est génial ! J’adore ça car je peux le faire en posant mes propres conditions. Mais parfois je me dis que vu que je suis le chef, je n’apprends plus autant. Quand tu es en charge finalement tu ne sais pas si tes décisions sont bonnes ou pas. Tu peux tenter de te projeter, mais ça reste toujours assez incertain.

« Sail Away Freestyle » a été enregistré en une prise. Tu fais ça souvent ?

C’était un freestyle complètement improvisé. Beaucoup des couplets de l’album sont enregistrés en une prise. Pour ce morceau, Jordan et moi étions en train de déconner en studio, j’adorais cette instrumentale mais je n’avais pas eu le temps d’écrire dessus. J’étais sur le point de rentrer chez moi et je lui ai dit : « Testons un freestyle là-dessus. »

Et tu n’as pas ré-enregistré certains passages après ?

Non non, ça a été fait en une seule fois. « Ottolenghi » : une prise ; « Loose Ends » : une prise ; « Looking Back » : une prise, même si les textes de ces morceaux étaient écrits avant.

Donc tu n’es pas le genre d’artiste à revenir sur tes prises en studio ?

Avant je l’étais. Maintenant je me dis : « Quel intérêt ? » La raison pour laquelle j’écris, c’est principalement pour exprimer ce que je ressens. Imaginons que tu es avec l’être aimé et que tu lui dises : « Je t’aime ». Tu peux lui dire autant de fois que tu le désires. Mais plus tu le répète, plus ça perd en force et en signification. La première fois que tu le dis, si tu le dis, c’est pour une raison bien précise.

Ça peut être aussi que tu n’es pas dans le bon état d’esprit pour poser un certain type de couplet ?

Oui. Lorsque tu écris, tu es généralement dans le bon état d’esprit et c’est vrai que le lendemain tu peux ne plus être dedans. « Carluccio » traite d’une dispute avec ma copine. Nous avons souvent des disputes car je suis un idiot ! Et j’ai souvent tort ! Bref, je l’enregistre et le lendemain nous nous réconcilions. Naturellement, je ne pense plus ce que j’ai pu dire dans le morceau parce que je ne l’ai jamais vraiment pensé. Je comprends que revenir sur une prise puisse permettre de faire sonner mieux, plus propre, plus lissé, mais réécouter ça dix ans plus tard, ça ne voudra plus rien dire pour moi, car ça m’apparaîtra comme un mensonge.

Donc dès que tu écris un texte, tu l’enregistres rapidement après ?

Oui, dès que je peux je le fais. Et lorsque je ne peux pas le faire parfois j’attends que la même chose m’arrive pour que ça me mette dans le bon état d’esprit, puis je l’enregistre.

Il s’agit d’un album très personnel donc chaque couplet était important à mes yeux.

Tu réutilises et reformules cette fameuse phrase du Wu-Tang : « That cash rule is ruining everything around me ». La musique, c’est d’abord un moyen de faire du fric ou de s’exprimer librement ?

Je pense que j’ai commencé à en faire pour m’exprimer, et je le fais encore. Mais aujourd’hui je dois aussi le faire pour gagner ma vie. J’ai une famille qui dépend de moi, ma mère a besoin d’argent. Donc maintenant ce sont les deux et c’est là où ça devient compliqué, les gens disent qu’il faut le faire pour la passion. Je ne fais pas de musique pour faire de l’argent, j’en fais avec l’espoir que ça m’en procurera. Ma musique en elle-même ne génère pas beaucoup d’argent, ce sont surtout les choses autour d’elle qui en génèrent.

« It’s Coming Home » est un moment de vie de ta famille devant un match de Coupe du Monde…

Oui c’était devant Angleterre – Colombie avec mon frère, ma copine et ma mère. C’est ma mère qui l’a enregistré d’ailleurs. C’était un match assez dingue ! L’une des raisons pour laquelle je fais des albums est pour que mes enfants puissent les écouter un jour et se replonger dans des périodes de ma vie : « C’est ta grand mère, et ça c’est ta tante… » En plus cet été-là était le plus beau de toute ma vie. Nous vivions avec ma copine chez ma mère avec mon frère. Tous les jours nous faisions des barbecues et nous regardions le foot…

Tu es un fan inconditionnel de Liverpool. As-tu des pronostics pour cette finale de Champion’s League, Liverpool – Tottenham ?

J’adorerais gagner, aussi parce qu’on n’a pas eu la Premier League, mais je n’essaie de ne pas pronostiquer pour ma propre équipe , pour ne pas leur porter la poisse !

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Live @ Point Éphémère | © Damien Paillard

T’écoutes un peu de musique française ?

Je n’ai pas vraiment le temps d’écouter de la musique. Mais on n’arrête pas de me parler de PNL en ce moment. C’est plutôt cool, c’est un truc qui marche plutôt bien partout, ce mélange de trap et de hip-hop un peu planant. Ce qui est cool surtout c’est de voir des artistes français être écoutés dans le monde entier. Il y a Angèle aussi. J’ai vu qu’elle me suivait sur Instagram, et quand ma copine a vu ça… (rires) La dernière fois que j’étais en France, j’ai dit à la radio que j’aimerais bien faire un titre avec elle et elle m’a démarché récemment…


Cet entretien a été préparé et réalisé avec le beau Théo Hauquin