Jester SHF – L’Amour de la Rime
À l’occasion de la sortie de son nouvel EP, Jester SHF nous ouvre les portes de son univers. Naviguant entre introspection poétique et précision technique, le rappeur originaire de Montauban poursuit un parcours singulier, nourri autant par la scène française que par ses expériences de vie outre-Manche.
Ça fait un moment qu’on te suit chez Backpackerz donc déjà félicitations pour ce nouvel EP Central Line que tu as sorti la semaine dernière ! Peux-tu nous raconter dans quel état d’esprit tu étais au moment de sa conception et ce que tu voulais transmettre avec ce projet ?
Merci à vous pour la force sur les dernières sorties et pour cette interview. Si je devais résumer l’état d’esprit, je dirais que c’est celui d’un nouveau départ. Ou plutôt d’un nouveau schéma, pour reprendre le titre d’un des morceaux du projet.
Il y a environ trois ans, j’ai décidé de changer de vie pour pouvoir consacrer beaucoup plus de temps à la musique. Ça faisait presque huit ans que j’habitais à Londres. C’est une ville incroyable, mais aussi très chère. Pour y vivre, je faisais un taf qui me prenait tout mon temps, pour payer le loyer d’une sombre coloc avec des inconnus à l’hygiène discutable (et les souris qui vont avec). Surtout, j’avais en permanence ce sentiment de frustration de manquer de temps pour faire de la musique.
J’ai tout quitté pour rentrer en France, à Bordeaux, et repartir de zéro, avec l’idée de construire ma vie autour de ma passion, plutôt que l’inverse. En rentrant, j’ai remporté quelques concours de freestyle sur Insta, dont un qui m’a permis de connecter avec l’équipe qui m’entoure aujourd’hui. En particulier Kech‘, qui a composé toutes les prods de l’EP, et qui m’accompagne aussi sur scène depuis deux ans. On a fait beaucoup de musique ensemble, et une vingtaine de dates, dont la première partie de Caballero et JeanJass à Londres (au Jazz Café), et celle de B.B. Jacques à Bordeaux (au Rocher de Palmer). Un passage à La Boule Noire aussi, aux côtés de Maydo (75e Session), qui est sur l’un des deux feats du projet.
C’est ce nouvel entourage qui a changé beaucoup de choses pour moi. Le fait de bosser en équipe, plutôt que de tout faire et tout choisir seul, ça fait une grosse différence. J’ai le sentiment que ça m’a permis de passer un cap sur ce projet, à tous les niveaux. Il y a quelques mois, j’ai aussi signé sur un label de distribution (Maison Blanca), ce qui me permet de partager ma musique dans de meilleures conditions. Le projet, c’est difficile de le résumer à un seul message, mais je dirais qu’il y a un fil rouge qui est une sorte d’encouragement à la prise de risque pour se défaire des attentes et des normes sociales, et tracer sa propre route.
Il y a une vraie attention portée à la forme dans cet EP et dans ta musique en général, que ce soit au niveau des flows, des ambiances ou des choix de prod. Comment travailles-tu sur cette dimension esthétique ?
C’est la première fois que je travaille en binôme avec un seul et même compositeur (Kech‘) sur tout un projet. C’est cette collaboration qui donne, je pense, une vraie cohérence à l’EP. Comme je le disais, c’est aussi lui qui m’accompagne sur scène. Ça a permis de renforcer l’alchimie, et aussi de tester certains morceaux en live, puis de réajuster certains éléments en fonction du ressenti. J’avais tendance, sur mes précédents projets, à écrire de façon très dense. Sur celui-ci, je laisse davantage respirer la musique. Certains morceaux, comme Nouveau Schéma, se sont faits très vite. D’autres, comme Central Line ou Rêve de gosse, ont pris plus de temps, avec des changements assez radicaux sur les prods.
Peux-tu nous parler de votre manière de travailler ensemble avec Kech’ et de vos inspirations musicales pour ce projet ?
J’ai grandi avec le rap français, comme beaucoup. Et en vivant à Londres, je me suis naturellement mis à écouter du rap UK : drill, grime, 2-step, UK garage, etc. Kech, lui, a grandi avec le rap aussi, mais pas uniquement. Il a une très grande culture musicale qui couvre d’autres genres comme le drum and bass, le dubstep ou la jungle. Ce sont des styles que moi je n’écoutais pas vraiment, mais qui sont originaires du UK et infusés dans le rap de là-bas. Je les écoutais donc aussi indirectement.
On s’est vite dit que ce serait cool d’arriver à mixer nos influences et construire une couleur entre la France et le UK – sans pour autant se poser de limites strictes. Par exemple, la prod de Nouveau Schéma (jersey) n’a rien de UK, mais ça nous faisait kiffer de la faire, tout simplement. J’aime varier les flows, et notamment inclure des passages mélodiques dans mes morceaux. Et comme Kech‘ est guitariste (c’est lui qui joue toutes les guitares du projet), on a naturellement introduit pas mal de guitares et de mélos sur plusieurs titres.
Tu nous mentionnais la période où tu as vécu à Londres et c’est un sujet qui revient pas mal dans ta musique. En quoi cette expérience a influencé ta manière d’écrire ou de produire ?
J’ai été énormément influencé par le rap UK, vu que je n’écoutais quasiment plus que ça pendant un moment. De la drill, de la grime, du UK Garage. J’ai surtout été attiré par les patterns de batterie déstructurés, qui ouvraient la porte à des placements et des flows avec des géométries beaucoup moins attendues que ce que j’avais l’habitude d’entendre sur du boom bap ou de la trap. J’aime tester des flows différents, et quand je sens que ça a déjà été fait, j’ai tendance à chercher autre chose. Je trouve ça moins excitant. Là, c’était comme un nouveau terrain de jeu. Sur l’EP, on retrouve un mélange d’influences, mais côté UK c’est surtout la 2-step, le garage et la grime qui l’ont nourri. La drill, j’en ai beaucoup écouté, c’est cool, mais je trouve qu’on retombe souvent sur les mêmes recettes. Je m’en suis un peu lassé. Du coup, je voulais pas en mettre dans ce projet. Kech‘ non plus, donc ça tombait bien.
Quels sont les artistes UK que tu as le plus écouté et que tu écoutes encore aujourd’hui ?
Quand je suis arrivé à Londres, j’ai commencé par la grime, avec des artistes comme Stormzy, qui était en pleine ascension, et que je suis allé voir en concert. Ça m’a amené à creuser et à écouter les références de ce genre comme Skepta ou Giggs, que j’écoute un peu moins maintenant.
Depuis le début, j’aime beaucoup AJ Tracey. C’est un profil qui m’inspire beaucoup. Il est très versatile : il peut rapper sur du UK Garage comme sur de la grime ou de la trap, et faire des sons très rap sans refrain comme des hits plus mainstream — tout en gardant son identité et son exigence lyricale. Côté drill, y’en a plein, mais je sais que j’ai été pas mal inspiré par French the Kid pour ses mélodies vocales, que je trouve vraiment fortes et originales.
Y’a Knucks aussi. J’écoute encore beaucoup son projet Alpha Place. C’est à la fois posé et percutant, et aussi très bien écrit. Il utilise beaucoup de samples de jazz, qui donnent un côté cinématographique à sa musique. Dans une veine un peu similaire, et plus brute, j’aime beaucoup Dial-E. Et pour finir, dans un délire différent mais aussi super fort, je me suis pris une bonne claque avec Antslive. Sa musique et aussi ses clips. Celui de « Number One Candidate » par exemple est incroyable.
Dans une industrie où l’image et les réseaux ont pris une grande place, comment choisis-tu de te positionner artistiquement ? Est-ce que tu penses à ta stratégie ou tu fais plutôt à l’instinct ?
J’ai mis du temps à m’y mettre, mais pour ce projet, j’ai décidé de me concentrer plus sérieusement sur les visuels. J’ai eu la chance de pouvoir m’entourer d’une équipe d’étudiants en école de ciné, ce qui me permet de sortir des capsules, des visualizers ou des clips pour la plupart de mes sorties. J’aime bien cette partie-là aussi : la mise en image du son. Pour moi, la cohérence esthétique doit être musicale d’abord, mais elle doit aussi se traduire dans l’image, surtout aujourd’hui. C’est un point sur lequel on a progressé, mais il y a encore du travail pour que tout s’aligne.
Tes textes abordent souvent des sujets très personnels, mais avec une certaine pudeur ou une poésie dans la formulation. Tu écris d’abord pour toi, ou tu penses à ceux qui vont t’écouter ?
Ça peut m’arriver de penser à certaines personnes, surtout aux premiers qui vont écouter donc mon équipe, mais ce n’est pas ça qui détermine mon écriture. Que ce soit dans le fond ou dans la forme, j’écris pour moi.
Je suis d’un naturel introverti, et depuis petit, c’est l’écriture qui me permet de connecter avec les autres. Alors si je commence à la travestir pour faire plaisir à quelqu’un, ça ne marche plus. La poésie, pour moi, fait partie de cette discipline. Mais ça ne veut pas forcément dire faire des grandes métaphores ou utiliser des mots compliqués. Une phrase très simple et d’apparence banale peut être très poétique si les mots et le timing sont justes. C’est d’ailleurs cette simplicité, pour moi, qui est la plus dure à maîtriser. Mais quand c’est bien fait, c’est ce qui touche le plus. Il y a un aspect qui reste important pour moi, par contre, c’est la rime. Les multisyllabiques et les schémas de rimes complexes, ça fait partie de mon éducation dans le rap, et j’ai gardé ça. Mais avec le temps, j’ai appris à les utiliser différemment. Pour moi, la technique doit toujours être mise au service de la musicalité et du message — jamais l’inverse. Rimer pour rimer, c’est cuit. Pour ce qui est de la pudeur, je ne m’en rends pas forcément compte, mais c’est fort possible qu’il y ait encore quelques filtres à faire tomber avant que je puisse me livrer complètement. Je suis comme ça dans la vie aussi. Je crois que je vais de plus en plus vers ça, en tout cas c’est le but.
Pour finir, quels sont tes objectifs pour la suite ? D’autres projets en préparation, des clips, des scènes à venir ?
Le projet vient de sortir, avec le clip de « Central Line » aussi (l’intro du projet). On va continuer de l’exploiter avec des visuels sur un autre morceau, et après, on traîne pas, on passe à la suite. On a déjà la prochaine sortie dans les tuyaux pour avant l’été, et ensuite l’idée, c’est de sortir un morceau par mois jusqu’au prochain EP, en fin d’année. Pour les scènes, il y en a déjà de prévues, notamment à Toulouse et à Bordeaux en juin. J’espère qu’on aura l’opportunité de retourner jouer à Londres aussi, parce que c’était vraiment chaud.
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Un grand merci à Jester SHF pour sa disponibilité! L’EP Central Line disponible sur toutes les plateformes de streaming.