Souffrance – Eau de source

10 novembre 2023

Souffrance

Eau de source

Note :

Clair comme de l’eau de roche. Pur comme de l’Eau de source. Authentique comme Souffrance. Naviguant entre trap et boom bap, ce troisième disque en l’espace de trois ans offre une synthèse intéressante d’une recette qui ne cesse de s’aiguiser. Retour sur un projet où Souffrance nous plonge en apnée dans un univers où la transparence et le vécu ont été préférés aux faux-semblants.

Qu’est-ce qu’il y a de plus pure que de l’eau de source ? Toujours méconnu d’une grande partie du public, Souffrance s’efforce de se mettre à nu tout au long de ce projet, comme si cet album n’était qu’une glace transparente le séparant de son audience. Ainsi, ce dernier a tout d’un projet ambitieux capitalisant sur ces deux réussites précédentes. Si Tranches de vie (2021) était riche de sens et d’influences boom bap, Tour de Magie (2022) paraissait déjà plus abouti dans la forme avec son fameux “ancien nouveau son”. La présence de featurings de renom comme Prince Waly ou Limsa d’Aulnay et de morceaux traps un peu plus accessibles soulignaient déjà une évolution pour un Souffrance jamais travesti dans le fond mais déjà un peu différent dans la forme. Résultat d’une fusion entre ces deux projets, Eau de source permet à Souffrance de continuer à se livrer sur un format plus court (42 minutes) et dès lors plus calibré. Soutenu par un casting de luxe laissant transparaître sa dextérité au micro (Oxmo Puccino, Vald, ZKR), tous les voyants semblent au vert pour faire d’Eau de source le tremplin dont Souffrance avait besoin pour amorcer un décollage en douceur vers un public moins niché. L’ambition est belle, mais la tâche n’est pas pour autant aisée lorsque l’on a conscience de son style de musique. 

 

Un puissant héritage, pour le meilleur et pour le pire

“J’arrive pas à mettre ma musique au goût du jour”. C’est en ces mots que s’ouvre (quasiment) le premier couplet de “Louvre”. Il est clair que la musique de Souffrance est fortement inspirée du rap français de la fin des années 1990 et du début des années 2000. Des instrumentales boom bap souvent accompagnées du piano mélancolique classique du rap français, en passant par ses flows, jusqu’à ses textes criant d’authenticité, la recette Souffrance va à l’encontre du rap français actuel. Si cette lutte intérieure, entre faire évoluer sa musique ou chérir ce qu’il aime et maîtrise, le ronge, il n’en demeure pas moins le principal responsable. À l’image d’un artiste névrosé comme Van Gogh, il vit sa conception musicale comme une trajectoire faite de peu d’éclaircies et de nombreux moments sombres, comme il le clame dès le deuxième morceau “Tempête” (On marche dans la tempête, on profite de l’éclaircie, On retourne dans la tempête”), tout en continuant à mettre en lumière l’héritage du rap qui l’a bercé étant plus jeune. Cette esthétique est par exemple particulièrement marquée sur le morceau “Be water” où les scratchs et les samples se succèdent sur un doux fond de nostalgie. Souffrance ne serait-il pas son propre fossoyeur? Assurément, non ! 

Si les thématiques des morceaux sont rarement joyeuses, sa musique n’en est pas pour autant larmoyante. Agrémentés par des traits d’humours bien sentis, ses textes tristes, si ce n’est fatalistes, dans lesquels il s’efforce de dépeindre la grisaille des banlieues, se voient enrichis par une ironie acerbe, comme sur “Métro” : “On pourrait vendre encore plus de drogue ; merde je vais donner des voix au RN” , “elle fume du crack, elle est enceinte. je me demande qui est le fils de **** qui lui vend sa dose. Est ce qu’il double le prix ? Ou est-ce que le bébé fume gratuit ?”. À cette écriture incisive, s’ajoutent des morceaux rythmés aux sonorités traps et des featurings qualitatifs pour susciter l’attention des auditeurs et des auditrices. Songeons aux performances de ZKR et d’Oxmo Puccino qui nourissent l’album de couplets de haute volée dans deux registres différents; ZKR apportant la froideur du rap de rue quand Oxmo Puccino ne cesse de régaler le public de son rap millésime, mais cohérents avec les deux facettes de Souffrance. 

Ainsi, Eau de Source est un album où la qualité de rap oscille entre très bon et excellence. Les morceaux sont bien calibrés, le projet est relativement court, la langue y est riche et Souffrance en pleine possession de ses moyens. En ce sens, c’est une belle porte d’entrée à sa musique. Pour autant, pour les aficionados de sa musique, Eau de source peine à décoller. 

Une portée néanmoins limitée

Comme dit précédemment, Eau de source est une synthèse aussi bien dans la forme que dans le fond de ses deux projets précédents. Mais, ne pouvait-on pas, en tant qu’auditeurs et auditrices averti·e·s, en attendre un peu plus ? Même réussite, une synthèse n’est jamais qu’une compilation bien agencée d’informations éparpillées. Or, dans Eau de source, Souffrance donne parfois l’impression d’avoir déjà tout dit sur ses deux excellents premiers projets, où il faut dire qu’il se livrait particulièrement. Il est d’ailleurs conscient de ce phénomène de redite, au point de le scander au refrain du morceau “Ciel gris, Kebab grill” : “Ciel gris, North Face, kebab grill ; toujours les mêmes thématiques”. S’il est clair que Tranches de vie avait représenté un exutoire et offrait une belle carte de visite de qui était et est toujours Souffrance, aussi bien dans les hauts que dans ses aspects les plus vulnérables, le rappeur de Montreuil avait su se réinventer sur Tour de Magie en explorant des sonorités différentes. L’arrivée de plus de morceaux aux inspirations trap dans sa musique et de prises de risque à l’instar des morceaux “Sourire” ou “Kill them” avaient notamment donné un nouvel allant à son propos. Or, c’est justement cette dualité qu’on retrouve sur ce projet. Même bien exécuté et agréable à écouter, ce disque semble manquer d’inventivité. 

Pour conclure, Souffrance offre une musique qui vaut plus qu’un simple détour. Fier de son “ancien nouveau son”, il propose des albums faits pour plaire aux amateur·rice·s de rap, en remettant au goût du jour des sonorités des années 2000, où le vécu et la transparence sont omniprésents. Si ce dernier opus représente une excellente porte d’entrée à sa musique, elle n’en demeure pas moins légèrement décevante pour les fans de la première heure qui auraient pu en attendre plus. N’est-ce pas là la trajectoire classique d’un artiste qui ne souhaite pas rester indéfiniment figé dans l’underground ? Car comme pouvait le déclarer Dosseh dès 2015 sur le morceau “Putain d’époque” : “Un jour, un ami m’a dit : “Ton problème, c’est que tu rappes trop fort. Tu gaspilles ton énergie pour tchi, tu donnes du caviar aux porcs”. Alors j’ai dû simplifier mes écrits, mais y a des fans qui sont pas d’accord. Ils réclament du Dosseh tah l’époque. Désolé mais la loi du plus grand nombre l’emporte. (…) L’underground remplit ni les poches, ni le bide des gosses”.