Eminem – Music to Be Murdered By

17 janvier 2020

Eminem

Music to Be Murdered By

Note :

Si les années 2000 auront permis à Eminem de devenir une véritable icône, ce dernier n’aura pas eu le même impact lors de la dernière décennie. Critiqué lors de ses dernières sorties, c’est une nouvelle fois avec un esprit de revanche que Slim Shady revient sur le devant de la scène.

Depuis le projet Revival, et on peut même remonter aux deux autres sorties antérieures avec Recovery et The Marshall Mathers LP 2, Eminem ne fait plus vraiment l’unanimité parmi ses fans et semble avoir perdu de sa superbe. Pour la première fois, il s’est retrouvé bousculé par un paysage rapologique qui a évolué rapidement, avec l’arrivée de nouvelles tendances auxquelles il n’a pas adhérées tout de suite… En effet, la bascule des années 2010 ne s’est pas faite sans heurts pour Slim Shady, avec pour point d’orgue la réception calamiteuse de son album Revival en 2017.

Suite à cet échec, Em s’est senti obligé de rectifier le tir rapidement, et il lui aura fallu seulement huit mois pour revenir avec un tout nouveau projet intitulé Kamikaze il y a deux ans. Un album paru du jour au lendemain, sans aucun communiqué préalable, avec ce mot d’Eminem sur Twitter : “Tried not 2 overthink this 1… enjoy”. Le tout ponctué par un doigt d’honneur sous forme d’emoji. Un album sur lequel il mettra de côté les nombreux featurings pop de Revival pour s’appliquer à offrir à ces auditeurs un contenu plus cohérent et moderne. Sans être l’un des must-have de l’année 2018, Kamikaze aura quand même répondu à certaines critiques, peut-être plus sur la forme que sur le fond, à l’image de « Lucky You », une collaboration efficace avec Joyner Lucas.

Faut-il encore écouter un album d’Eminem en 2020 ?

Par ce titre volontairement provocateur se pose une vraie question pour un artiste dont le grand début The Slim Shady LP a fêté ses 20 ans il y a maintenant un an. L’icône des années 2000, dont les projets suivants The Marshall Mathers LP et The Eminem Show résonnent encore dans nos souvenirs, connaîtra un véritable coup d’arrêt dans sa carrière avec la mort de Proof le 11 avril 2006. Un événement qui aura divisé en deux sa discographie, à tous les niveaux. Pour revenir à la question posée, la réponse est bien évidemment oui, si vous le souhaitez, mais certainement pas avec les mêmes attentes et la même envie qu’à ses débuts.

Comme pour sa précédente sortie, c’est donc aussi par surprise que Marshall Mathers a décidé de lâcher son onzième album. Une façon de procéder qui n’a finalement rien de surprenant et qui lui évite d’être jugé instantanément sur un seul single, comme ce fut le cas auparavant. Un opus qui, pour ses versions physiques, réinterprète et reprend la pochette du projet Music to Be Murdered By d’Alfred Hitchcock. Une œuvre dans laquelle le réalisateur et producteur de films a regroupé quelques pensées et commentaires sous fond d’humour sombre, comme il savait si bien le faire, le tout mis en musique par l’un de ses compositeurs fétiches Jeff Alexander.

Alfred Hitchcock comme inspiration

Le clin d’œil à Alfred Hitchcock ne se résume pas seulement à la pochette, le Master of Suspense est une véritable source d’inspiration pour ce projet, que ce soit à travers sa présence dans les interludes ou pour la philosophie générale. Le résultat final est un album qui évolue dans une sphère plutôt sombre, où les angoisses d’Eminem sont exposées au grand jour, comme une sorte d’énième thérapie musicale. Sauf que celle-là n’est pas sans rappeler certains souvenirs de ses premiers projets.

À la fin de ma première écoute de ce nouvel album, il y a deux choses qui m’ont marquées. La première, c’est la manière dont la quasi-intégralité des titres se finissent, de façon très abrupte, comme pour ne pas traîner ni laisser le moindre temps de répit à l’auditeur. La seconde, c’est le retour à certains fondamentaux dans la construction et l’ambiance de ce projet. L’ombre de Dr. Dre se fait ressentir sur la réalisation générale, et sa présence à la production de quatre morceaux (avec sa team) est plutôt une bonne surprise.

Depuis Relapse, produit quasiment intégralement par le Doc en 2009, on ne comptabilisait qu’une seule production de Dre sur les quatre derniers projets de Em. Finalement, on avait l’impression qu’il se contentait d’endosser dans les crédits le rôle de producteur exécutif, de façon fictive… Il semble donc que le duo ait retrouvé quelques vielles bonnes habitudes, et comme le disait Alfred Hitchcock : « Pour rouler au hasard, il faut être seul. Dès qu’on est deux, on va toujours quelque part ».

Une remise en question ?

Dans le morceau d’ouverture « Premonition », le rappeur de Detroit revient une nouvelle fois sur les critiques dont il a été la cible ces dernières années et nous confie cette intuition que, de toute façon, plus rien ne lui sera pardonné. Il semble être conscient que le climat général du rap game a changé, avec de nouveaux standards auxquels il ne pourra jamais répondre. Et pourtant, il estime être encore en droit de mériter un certain respect. Un passage situé en toute fin de ce morceau résume parfaitement cette situation avec ce décalage de perception : “Instead of us being credited for longevity / And being able to keep it up for this long at this level, we / Get told we’ll never be what we were / Bitch, if I was as half as good as I was I’m still twice as good as you’ll ever be / Only way that you’re ahead of me’s alphabetically”.

Entre compréhension et questionnement, le MC a du mal à se faire à l’idée que pour certains, il n’est plus qu’un rappeur de 47 ans dont les heures de gloire remontent à plus de 15 ans. Une époque que n’ont pas connu les plus jeunes au cœur de cette nouvelle génération. Et pourtant, doit-on pour autant parler de has been pour un artiste qui reste toujours l’un des plus gros vendeurs ? Il est vrai cependant que cette volonté de toujours vouloir prouver ce dont il est capable ne lui a pas vraiment servie ces dernières années. On ne compte plus ces apparitions, souvent moquées, où il s’est senti obligé d’en faire des tonnes : flow sur-exagéré avec une rapidité dont on ne comprend pas bien l’intérêt, manie récurrente de vouloir modifier l’instru lors de son couplet, se coupant finalement du reste du morceau… Il semblait donc nécessaire à l’artiste d’envisager une véritable remise en question, et ce projet nous apporte quelques éléments de réponse.

Le premier single officiel « Darkness » est une prise de position franche contre les armes à feu, avec un clip qui fait référence à la tuerie de masse qui intervenue en 2017 à Las Vegas. Un morceau qui, dans son esprit, n’est pas sans rappeler un autre single de l’artiste, « Mosh », dans lequel Em s’attaquait au président de l’époque, George W. Bush. La présence d’un extrait samplé du “The Sounds of Silence” de Simon & Garfunkel apporte une touche symbolique supplémentaire à ce titre où le MC de Detroit délivre un storytelling haletant des plus sombres.

Un casting convaincant

Parmi les invités de ce projet, il y a quelques surprises auxquelles on ne s’attendait pas forcément, comme Young M.A, Juice WRLD ou encore Don Toliver. On retrouve la première dès le début de cet album, sur le morceau « Unaccommodating », où le résident du Michigan lui laisse ouvrir les hostilités. Un titre plutôt plaisant, tout comme cette collaboration « No Regrets » avec Don Toliver, beaucoup plus digeste qu’un énième refrain de Skylar Grey, par exemple, à laquelle on a encore droit dans cet opus…

Le featuring de Juice WRLD sur le hook de « Godzilla » et l’instru de ce morceau, signé D.A. Doman, font de ce titre l’un des moments les plus accrocheurs de ce LP. C’est bien ce qu’on retiendra de ce track 7, et non pas le nouveau record de vitesse d’Em, qui s’obstine une nouvelle fois à nous épater… Une performance absurde qui n’a pas vraiment lieu d’être, ou tout du moins qui se retrouve plutôt en décalage avec la vibe principale de ce titre.

Pour rester dans les featuring marquants, la palme d’or est attribuée une nouvelle fois à Anderson .Paak pour sa performance sur le morceau « Lock It Up ». Une pépite qui sent bon l’époque des prods efficaces de Dr. Dre et sa team (Focus encore une fois dans les bons coups). Dès les premières notes et les premiers mots, on comprend qu’on va passer trois excellentes minutes. Le refrain est ultra catchy et donne une énergie folle à ce morceau. Une grande réussite.

Continuons le tour des guests avec l’omniprésence de son compère Royce Da 5’9’’, qui apporte sa contribution au mic et à la prod. Sa première intervention sur « You Gon’ Learn” donne le ton avec quelques punchlines dont il a le secret. Sur ce titre, les deux MCs reviennent sur les aléas de la vie auxquels ils ont été confrontés : « Try not to adopt my father’s old philosophies / Same time I’m prayin’ to God that everything works out at his colonoscopy » (Royce).

Les deux autres apparitions de R59 se font en très très bonne compagnie, que ce soit sur ce « Yah Yah » avec Black Thought, Q-Tip et Denaun ou ce « I Will », aux côtés de KXNG Crooked et Joell Ortiz. Un rassemblement de rappeurs talentueux et charismatiques qui se challengent pour nous offrir le meilleur. Et à ce petit jeu, je dois bien avouer que j’ai un gros faible pour l’imposant couplet du leader de The Roots (“Spillin’ over fabulous jams my man Dilla sent / Rap speak for me, I am the ventriloquist »).

Pour finir cette présentation des invités de ce projet, il ne me reste plus qu’à vous parler d’Ed Sheeran sur le morceau « Those Kinda Nights ». Avec les quelques mots de Bizarre en préambule, j’ai d’abord cru qu’on allait assister à un autre type de featuring . Un titre, et surtout une prod, qui aurait été parfaits pour des retrouvailles avec ses ex-acolytes de D12. Mais visiblement, Em reste sur la même position depuis le décès de Proof, qui est celle de ne pas continuer l’aventure sans son meilleur ami.

Son album le plus cohérent depuis 10 ans ?

Au final, mis à part « Leaving Hell » et « Farewell », qui sont des réminiscences de tout ce que j’ai détesté sur ces précédents albums, ce nouvel opus possède un lot plutôt intéressant de morceaux. Si les 17 titres frôlent rarement le sensationnel, on a de quoi apprécier certains passages, et notamment ceux disposant des apports indéniables des différents invités.

Par contre, en solo, Eminem semble parfois un peu perdu ou en panne de réelle inspiration, évoluant finalement entre réflexes du passé et tentatives d’évoluer vers quelque chose de plus actuel. Les morceaux « In Too Deep », « Stepdad », « Marsh » et « Never Love Again » souffrent de la comparaison avec d’autres titres de son catalogue traitant des mêmes sujets, mais restent dans l’absolu assez divertissants, à défaut d’être vraiment marquants.

Au moment de faire le bilan de cet album, on se dit qu’on est certainement en présence du projet d’Eminem le plus cohérent depuis dix ans. Pour autant, marquera-t-il l’année rap 2020 et figurera-t-il en haut de nos top lists de fin d’année ? J’en doute fort. Cependant, mérite-t-il le même traitement que ces précédentes sorties ? En toute objectivité, la réponse est aussi non.

Music to Be Murdered By marque un certain retour à une recette qui a déjà fait ses preuves pour Eminem. Entre calcul marketing et véritable envie de convaincre ses auditeurs, Slim Shady a visiblement amorcé une sorte de remise en question qui aboutit à quelque chose de plus fidèle à son standing. Avec ses hauts et ses bas évidents, cet album obligera néanmoins chaque auditeur à faire un sérieux ménage dans une tracklist trop fournie.