Chance the Rapper – STAR LINE

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15/08/25

Chance the Rapper

STAR LINE

Note :

Dos au mur, cet opus représente l’ultime chance du rappeur pour conquérir les oreilles d’un public l’ayant mis sur la touche. En guise de droit de réponse, le chicagoan nous livre une œuvre touchante, honnête, parfois maladroite mais profondément humaine.

Chance the Rapper (ou Chancelor Bennett à la ville) est un pur produit de Chicago. Inspiré par The College Dropout de la fierté locale Kanye West, il fait ses classes dans la ville du vent en sortant les mixtapes 10 Day (2012) et Acid Rap (2013) devenues aujourd’hui des classiques contemporains de l’underground digital.

Trois ans plus tard, il participe activement au blockbuster The Life Of Pablo (“Ultralight Beam”, “Famous”, “Waves”…) de son idole puis sort dans la foulée son projet le plus acclamé à ce jour, Coloring Book.

Au cours de cette année 2016, rien ne lui résistait. Du haut de ses 23 ans à ce moment précis, il possède déjà une reconnaissance rare illustrée par trois Grammys remportés grâce à son livre de coloriage musical se situant à la frontière de la mixtape et de l’album. (le tout en indépendance!)

Cependant, si tout semblait lui sourire, le destin en a décidé autrement. Il aura fallu attendre 2019 pour que Chance dévoile The Big Day, un nom on ne peut plus significatif s’appuyant à la fois sur la célébration de ses noces mais également sur l’étape du premier album officiel censé définir un cap encore plus sérieux dans sa carrière.

L’objectif initial était de capitaliser sur son statut d’artiste populaire capable de figurer dans les hits de ses copains DJ Khaled, Justin Bieber, Ed Sheeran et consorts tout en asseyant son image de figure majeure du genre.

Toutefois, le succès espéré a ainsi rencontré le chemin de la controverse. Sa nouvelle proposition est mise sous le feu des critiques de ses fans ainsi que de la sphère médiatique peu élogieuse à l’égard de ses chansons jugées trop légères et peu intéressantes.

Celui qui par le passé avait été adoubé comme le petit prince de Chicago est devenu la risée d’Internet à coups de memes et autres moqueries en tous genres.

Sans être définitivement mis sur la touche pour autant, son cas reste quand même spécifique puisqu’à mesure que les blagues ternissent son image, sa crédibilité en prend un coup quitte à ne plus mobiliser un degré d’attente autour de son art.

Un sort quelque peu cruel mais symptomatique d’Internet compte tenu du seul et unique faux pas artistique aux allures d’épée de Damoclès qu’il ait pu commettre jusque-là.

C’est donc loin des sirènes du mainstream qu’il va revoir son plan de carrière et poser minutieusement les fondations de son retour en envoyant quelques chansons en 2022. Parmi celles-ci, on compte les très convaincantes “Child Of God”, “Wraith” ou encore “The Highs & The Lows” qui opèrent comme des fusées de détresse sous les traits d’exercices de remise en forme pour celui ayant le malheur de jouer sa réputation.

En regroupant ces chansons sous le nom de STAR LINE en référence à Marcus Garvey, (l’un des grands penseurs du courant panafricain ayant inspiré Talib Kweli et Mos Def pour leur duo Black Star) Chance envoie un postulat très clair : l’engagement et le sérieux dicteront la thèse de l’album.

Exit l’air hagard d’Acid Rap ou le regard discret de Coloring Book, l’artiste change de posture pour nous regarder droit dans les yeux sur cette nouvelle pochette signée une nouvelle fois par Brandon Breaux. Pouvons-nous parler de retour en forme?

Les constellations musicales

À l’instar de ses pochettes, Chance traite ses œuvres comme des tableaux teintés de différentes couleurs apportées par ses soins tout en laissant les producteurs effectuer un coup de pinceau pour l’assister dans sa démarche.

En partant de ce principe, ce projet ne déroge pas à la règle puisqu’il a invité une myriade de producteurs aux profils confirmés (Rodney Jerkins, Mario Luciano, Tommy Parker, Smoko Ono, Ambezza) tout en gardant d’anciens collaborateurs de confiance (Peter Cottontale, DexLvL).

De cette équipe constituée sur mesure en résulte des compositions très intéressantes, efficaces pour la plupart mais peu surprenantes lorsqu’on connaît les appétences de l’artiste qui reste proche du patrimoine musical de Chicago.

On en tient pour compte les excellents “No More Old Men”, “Letters” et “The Negro Problem” qui ont une patte à la No ID notamment entendue récemment sur l’album de Saba sorti un peu plus tôt cette année.

Toujours dans la même veine, le morceau “Speed Of Light” (construit sur le sample de “Open Your Eyes” de Bobby Caldwell et popularisé par Common et J Dilla) s’inscrit à merveille dans cette filiation chicago-esque tout en évitant le piège d’un recyclage paresseux grâce à une utilisation rafraîchissante d’une boucle musicale devenue culte aujourd’hui.

Le duo “Space & Time” et “Link Me In The Future” lorgnent quant à lui du côté de Kanye West, tant dans certains flows adoptés que dans l’ADN global qui sont empruntés. Si ce léger mimétisme demeure réussi, il est moins bien maîtrisé sur “Burn Ya Block”.

Malheureusement, d’autres chansons à potentiel manquent également de relief : on pense à “Drapetomania” et “Gun In Yo Purse” qui s’aventurent respectivement dans une drill et une jersey assez paresseuses ou à “Tree” et ses sonorités reggae superficielles. Néanmoins, si ces quelques productions ne parviennent pas à mettre les morceaux mentionnés en valeur, la plume intervient alors comme un moyen d’équilibrer cette faiblesse.

And We Back

En effet, bien que The Big Day demeure comme une exception, la plume de Chance a souvent été l’élément le plus important de sa musique : “Le pouvoir des mots, le pouvoir de définir les choses, ils ont un rôle essentiel dans notre monde. Je pense que je suis un rappeur car j’écris et je clame mes paroles. Je suis très attentif aux mots que j’utilise car je connais l’impact qu’ils peuvent provoquer sur le public, positif ou non.” [Source : EBONY, 2025]

Autant dire que sur ce projet, celle-ci va une fois de plus se manifester avec brio en n’épargnant aucun sujet le concernant. Cette honnêteté dont il fait preuve est aussi risquée que remarquable vis-à-vis des enjeux que nous connaissons sur sa carrière.

Cependant, ce partage joue un rôle essentiel car il joue sur l’aspect d’identification à travers des thèmes personnels qui trouveront un écho auprès de nombreuses personnes. Dès la brillante introduction “Star Side Intro”, l’artiste évoque sa renaissance en abordant quelques problèmes personnels ayant eu un grand impact dans sa vie (divorce, démêlés judiciaires avec son ancien manager…) tout en faisant un point sur sa situation actuelle : 

But you don’t know how broke I been

Tell me, how can you now afford to file divorce

The child support, the back door, take the trial to court?

Either I’m the best or these times is good

There’s only two reasons this shit could rhyme this good

De cette mise à nu en découlent d’autres réflexions fragmentées dans plusieurs autres chansons qui opèrent ainsi tels des marque-pages dans un livre bien moins coloré que celui ayant remporté trois gramophones dorés. À cet égard, il y a le touchant “Back To The Go” avec son comparse Vic Mensa

Sur ce morceau, les deux rappeurs se livrent sur la difficulté de leurs expériences passées, de leurs échecs mais également ainsi sur l’importance que Chicago joue dans leur équilibre : 

​​I made a mistake, I lost a home

Not like a mortgage but more like a foster home

Supposed to be two parents but now I’m across the globe

En revanche, la transparence qui nous est offerte par Chance ne s’articule pas uniquement autour de la relation avec son ex-femme, au risque d’avoir une version parallèle de son précédent projet. Sur le somptueux “Speed Of love”, il met sur le tapis le traitement toxique d’une partie d’un public négligeant les artistes, leur santé mentale et l’impact des mots sur les réseaux tout en faisant une belle référence au regretté Mac Miller :

Frozen pizza, Kool-Aid, not soda

I still get tweets saying: « I miss when you was not sober »

Mac died September, I cried in October

Thesе things come too fast

sans hésiter à mettre en exergue le manque d’authenticité de certains proches : 

With my arms out stretched like, « Where my hug at? »

Used to read messages longer than the drug facts

Then the opps ran down on me, where my thugs at?

Somebody speak up, don’t sip the teacup

The way I gave a fuck, you should give two or three fucks

Too many nights out, too many flights out

Two fifty cent cakes, too many bites out

Malgré ces révélations intimes, Chance ne se complait pas dans un pathos pesant en parvenant à jongler entre un caractère émotionnel et résilient sans alourdir l’entièreté de la proposition. Nous tenons pour exemple “Ride” ainsi que l’excellent “The Highs & The Lows” qui illustre les montagnes russes face aux épreuves de la vie.

Toutefois, l’artiste prend soin de ne pas uniquement raconter son histoire mais aussi celle de sa communauté.

Un rap acide pour une réalité amère

Outre les thèmes relevant de l’intimité, Chance est connu pour aborder des sujets politiques dans son art et notamment la question des inégalités sociales qui fracturent le pays de l’oncle Sam.

En qualité d’artiste, il sait que sa parole a un poids et une influence auprès d’un large pan de personnes : « Lorsque nous devenons des célébrités, nous ne devons pas uniquement représenter des marques pour que le public consomme. (…) Je ferais toujours en sorte de parler de sujets que je considère importants, qui affectent les personnes que je connais. (…) Nous nous retrouvons dans une situation où nous devons agir comme des boussoles morales et c’est pourquoi j’évoque tous ces sujets qui ne sont traités nulle part ailleurs que sur cet album. » [Source : Funky Friday Podcast, 2025]

Dans cet élan activiste, il nous partage ses plus grandes préoccupations en tant qu’habitant de Chicago issu de la communauté afro-américaine.

Ses craintes donnent lieu à “No More Old Men” et “The Negro Problem”, quelques unes de ses meilleures chansons jamais écrites à ce jour qui traitent respectivement de la violence dans la capitale de l’Illinois ainsi que des failles d’un système sanitaire inégal et répressif pour les femmes : 

Me, my typical medical journey

Only takes place when it’s critical

I know how you get when it’s melanated individuals, uh

More clinical trials, more chemicals for our women

Their symptoms seem cynical

Toujours dans sa verve dénonciatrice, il s’attaque à l’hypocrisie de certaines églises dans le morceau “Letters”. L’entendre sur un tel angle peut paraître surprenant au premier abord puisque Coloring Book était un éloge on ne peut plus explicite à la religion catholique (“How Great”, “Blessings”…).

Néanmoins, avec cette chanson, Chance démontre qu’il est capable d’esprit critique sur le système qui régit sa confession religieuse, à l’instar d’un Malice sur le dernier album de Clipse :

“Dear mega church, I hope this letter finds you ‘fore I do

Fund a new building to hide you, I’ll still be behind you

Elaborate theatrics to blind you

Nickel and dime you, but I knew

I’ve watched you worship idols

Brand a Bibles, sell it for double

Quand il n’allonge pas sa thèse, il adresse alors de simples allusions qui sont malheureusement peu développées et assez superficielles dans le fond comme dans la forme (“Drapetomania”,  “Gun In Yo Purse”, “Burn Yo Block”). Néanmoins, on retiendra la qualité globale de ce disque qui réconciliera peut-être ses plus grands détracteurs…

Avec cet album, Chance jouait très gros. Bien qu’il n’ait pas voulu décrire cette œuvre comme celle d’un “comeback” lors de sa tournée médiatique, elle n’en reste pas moins sa bouée de sauvetage artistique. Pourtant, il ne s’est pas facilité la tâche en abordant divers sujets politiques et personnels qui, mal exécutés, auraient pu amplifier le discrédit général dont il a été victime durant ces dernières années.

Certes, les quelques ratés témoignant d’une faiblesse dans la conception finale du projet peuvent gâcher l’expérience d’écoute.  Cependant, il comble ces lacunes avec une collection de magnifiques chansons dont lui seul a le secret grâce à son talent d’auteur et d’interprète.

À travers son histoire, il nous prouve à quel point la pérennité d’une carrière tient à la chance, au travail mais surtout à la somme des choix effectués. Qu’ils soient bons ou mauvais, ils font partie de son histoire qui, aujourd’hui, contient un nouveau chapitre constellé d’étoiles.