Bad Bunny ou l’avènement de la Latin Trap

Bad Bunny ou l’avènement de la Latin Trap

Depuis 2016, Bad Bunny enchaîne les singles et les collaborations, assez pour pouvoir sortir plus d’un projet. Pour autant, il faut attendre 2018 pour que sa musique dépasse les frontières de l’Amérique Latine. Après avoir été entendu sur le tube de Cardi B « I Like It », c’est lorsque Drake s’est mis à chanter en espagnol sur le tube « MIA » que les yeux des auditeurs du monde entier se sont tournés vers ce rappeur portoricain à l’allure excentrique et vers un sous-genre de l’urbano (terme générique utilisé par les labels et les médias pour définir la musique urbaine latine), la latin trap.

Si El Conejo Malo (l’autre nom de Bad Bunny) a su faire parler de lui par ses tubes successifs, son album X 100PRE sorti la veille de Noël se veut être une représentation parfaite de l’artiste : un innovateur qui bouleverse les codes jusqu’alors imposés à son parent, le reggaeton. Comment Bad Bunny s’est affranchi des normes pesant sur la musique urbaine latine ? Pourquoi est-il le symbole d’un courant musical en perpétuelle mutation ? Pour mener cette réflexion, je me suis associée à un véritable expert de cette scène : Pedrolito, DJ et co-fondateur des soirées Muevelo, également manager de la tournée européenne de la chanteuse neoperreo Ms Nina.

Aux origines : le reggaeton

« Ce que beaucoup ignorent, c’est que le reggaeton est né au Panama au début des années 90 et que des raisons purement migratoires et économiques en sont à l’origine. La communauté jamaïcaine arrivée initialement pour travailler sur le canal du Panama a importé le reggae en espagnol dans les années 80», rappelle Pedrolito. Puis, l’influence du rap américain a permis l’arrivée du dancehall en Jamaïque et c’est sur ces instrus que le rap en espagnol fait son apparition. De cette fusion entre les rythmiques dancehall et le rap hispanophone naît le reggaeton, notamment avec le groupe panaméen Renato y la 4 Estrellas à qui l’on doit les premiers hits du genre (« El D.E.N.I. » et « Tu Pum Pum ») ou encore des MCs portoricains tels que Ruben DJ ou Vico C. Pour Pedrolito, « ce sont les Boricuas (NDLR : terme désignant les portoricains) qui ont fait véritablement exploser le reggaeton ».

Le genre gagne en popularité en Amérique Latine puis aux USA dans les années 90, mais il faudra attendre le milieu des années 2000 pour le voir s’exporter internationalement et atteindre l’Europe grâce à des artistes tels que Tego Calderón (dont le grand public n’a retenu que sa participation sur le morceau de N.O.R.E « Oye Mi Canto » avec Nina Sky), Don Omar ou encore Daddy Yankee avec son album désormais disque de platine Barrio Fino. Tous ces artistes ont eu la capacité d’envahir les charts sans avoir à sacrifier leur langue d’origine contrairement à certaines stars latino-américaines de la fin des années 90, bousculant la façon dont le grand public s’appropriait la musique latine. A moins d’être hispanophone, qui ne se souvient pas avoir massacré les paroles de « Gasolina » (produit par le duo de producteurs incontournables de l’époque, Luny Tunes) en club durant cet été de 2005 malgré une option Espagnol LV2 ?

Malgré cette effervescence, le reggaeton s’essouffle et en 2008, les ventes d’albums d’artistes latino-américains chutent de près de 14% selon Billboard. Si le streaming frappe globalement l’industrie et les maisons de disque, l’effet est d’autant plus visible pour la musique latine. Paradoxalement, à cette époque, des albums comme El Cartel : Big Boss de Daddy Yankee et La Revolución de Wisin y Yandel ont connu des records de ventes, se hissant dans le top 10 du Billboard 200. Selon Eduardo Cepeda, journaliste pour le site dédiée à la culture latino Remezcla, les labels sont en partie responsable de cet essoufflement en réduisant la distribution des artistes reggaeton malgré une demande des auditeurs bel et bien présente. En l’absence de soutien de la part des labels et du manque d’anticipation des équipes marketing pour diriger les auditeurs vers le streaming, les nouveaux artistes ont redéfini eux-mêmes la façon dont le reggaeton allait désormais être consommé. Un mal pour un bien pour ce courant musical : si le streaming a permis à certains artistes en perdition de renaître de leurs cendres (comme Nicky Jam), il a aussi ouvert la voie à une nouvelle mutation et à un décloisonnement en se mélangeant à d’autres genres, allant du plus pop au plus hip-hop.

Poco a poco, de SoundCloud à la conquête du monde

Bad Bunny, de son vrai nom Benito Antonio Martinez Ocasio, en est le parfait exemple : sa carrière débute sur SoundCloud en 2016 alors qu’il était étudiant à l’université de Porto Rico. Il se fait alors repérer avec le morceau « Diles » par les producteurs Mambo Kingz et DJ Luian. Ce dernier le signe sur son label Hear This Music. Ce premier morceau est très certainement le plus représentatif de l’identité sonore de Bad Bunny, bien qu’il soit difficile de la définir tant son exploration mélodique est vaste. Mais au-delà de la mélodie et du mélange des genres, ce qu’on retient en premier lieu d’El Conejo, c’est la polyvalence de sa voix.

Polyvalence, tel serait le maître mot pour définir Bad Bunny. Etape par étape, il montre qu’il a tout compris pour gravir les échelons au-delà de la scène urbaine latino. Il s’associe en premier lieu à des stars de la scène reggaeton comme Ozuna et Arcangel pour le remix de « Diles », à Daddy Yankee pour le morceau « Vuelve », et enfin collabore avec celui qui a permis au reggaeton de conquérir à nouveau un marché global : J Balvin, pour « Si Tu Novio Te Deja Sola », nominé aux Latin Grammys. Collectionnant les hits singles après singles, il devient l’un des artistes les plus streamés sur YouTube après Ozuna et J Balvin, notamment grâce au clip du remix de « Te Boté » visionné à ce jour plus d’un milliard et demi de fois. Cette première étape lui permet de fidéliser sa fanbase et de conquérir un public de plus en plus important en Amérique Latine.

Toujours avec cette volonté de prendre une longueur d’avance, il enchaine également les crossovers en collaborant avec des artistes anglophones, engageant un public qui va au-delà de la diaspora hispanophone : avec Chris Brown sur « Dime », avec Nicki Minaj et 21 Savage puis Travis Scott sur les remixes du weedesque « Krippy Kush » et enfin avec Will Smith sur « Está Rico ». L’ascension dans les charts internationaux, il l’atteindra en entonnant ses premiers couplets en anglais sur « I Like It » de Cardi B qui se hissera pendant 16 semaines à la première place du Billboard Hot 100, puis abordera l’automne en faisant chanter Drake en espagnol sur « MIA », le second extrait issu de son premier album X 100PRE. Sa proximité avec des artistes anglophones est néanmoins dénuée de toute ambiguïté. Dans une interview accordée à The FADER, il affirme : « Désormais, c’est au public anglophone de s’adapter au public hispanophone, et non l’inverse ».

Avec une telle percée dans le marché mainstream, Bad Bunny avec la latin trap reproduit le schéma de globalisation de J Balvin avec le reggaeton, toujours avec cette perspective complètement différente de celle abordée dans les années 2000 par les artistes du genre : outre une excentricité dans leurs identités visuelles, Bad Bunny et J Balvin ont la capacité à surprendre sans cesse par leurs innovations sonores, obligeant les autres artistes latinos à sortir de leur zone de confort. Là où Ozuna va contenter les puristes du reggaeton, Bad Bunny y a associé la trap, tentative déjà amorcée par Anuel AA avant son incarcération. Rien de nouveau sous le soleil : ce genre de rapprochements novateurs avait déjà été expérimenté par DJ Playero et Nico Canada en 1997 avec l’album Boricua Guerrero: First Combat, alliant des stars du reggaeton à des grands noms de la scène rap US comme Q-Tip, Nas, Busta Rhymes, Fat Joe ou encore Big Pun. Mais Bad Bunny va à sa manière permettre au genre de grandir et de briser les préjugés que le public pouvait rencontrer jusqu’alors à l’égard de ce courant musical, que ce soit en termes de musicalité ou d’image.

Pas de grand artiste sans classique, voilà X 100PRE

Sorti la veille de Noël alors qu’aucune date n’avait été annoncée, son très attendu premier album X 100PRE est la démonstration de l’étendue du talent de Bad Bunny. Les singles successifs donnaient presque l’impression d’occasions manquées pour sortir cet album qui devait s’appeler au départ La Nueva Religion. Au revoir DJ Luian et Mambo Kingz, c’est désormais à l’avant-gardiste Tainy et La Pacienca qu’il confie la majorité de ses productions. Pedrolito confirme :« Il y a eu un vrai beef entre Bad Bunny et ses producteurs initiaux. Il a d’ailleurs affirmé être à l’origine de la plupart de ses prods et ne pas avoir besoin d’eux pour avancer ». Là où certains y verraient une dispersion artistique qui n’aurait aucun sens, il excelle au contraire à faire des 54 minutes qui composent ce disque une vraie cohérence. Une démarche alignée avec ce qu’il a toujours prouvé être jusque-là : un véritable caméléon qui s’approprie différents genres musicaux pour ne faire qu’un avec sa voix suave charismatique.

Cet album confirme le penchant d’El Conejo Malo pour l’imprévisible, nous transportant d’un univers à un autre. L’opus démarre avec le tranquille « NI BIEN NI MAL » et s’enchaine avec un morceau très club, « 200 MPH », sa collaboration avec Diplo. L’audace, on la retrouve à de multiples reprises comme sur l’emo-punk aux airs de Blink 182 « Tenemos Que Hablar » ou alors en invitant le vétéran latin pop Ricky Martin sur « Caro » comme pour symboliser la puissance de cette langue espagnole prête à dominer les charts, mais dans la longévité cette fois-ci. « Otra Noche en Miami » puise dans les sonorités electro-pop très 80s avec une vibe « from the 6 », tandis que « Cuando Perriabas » donne la part belle au reggaeton old-school, avec un joli clin d’œil à des classiques comme « Donde Hubo Fuego » de Daddy Yankee et à « Bellaqueo » du duo Plan B. Mais la pièce maîtresse de ce projet est toute trouvée avec la bachatrap « La Romana » : Bad Bunny démarre sur une bachata puis nous offre un véritable twist au milieu du morceau en laissant la place à la star dominicaine El Alfa pour un dembow effréné. Un morceau qui confirme une fois de plus que Benito Antonio est un touche-à-tout, il expérimente sans avoir peur de prendre des risques. A noter aussi l’ordre subtil des tracks : « MIA », son featuring avec Drake n’arrive qu’à la fin de l’album, ce qui permet d’apprécier encore mieux l’efficacité du projet et la diversité des genres abordés dans les morceaux précédents.

Personnage authentique et nouveaux codes

Le succès ne lui fait pas oublier ses convictions. C’est dans l’émission The Tonight Show de Jimmy Fallon qu’il fait ses premiers pas à la télévision américaine en septembre dernier pour y interpréter « Estamos Bien », le premier extrait de cet album. En background, on y aperçoit des images de l’ouragan Maria qui a dévasté Puerto Rico un an auparavant. Benito Antonio compte le nombre de victimes et dénonce ouvertement l’incompétence de Donal Trump face à la situation, portant la voix de toute une île se sentant toujours autant abandonnée par les gouvernements à la fois locaux et fédéraux. De quoi faire de ce morceau un véritable hymne de lutte contre l’oppression dont fait face la société boricua après 120 ans de colonialisme, à l’image du dicton traditionnel « En la brega ». Bad Bunny ne se contente pas seulement de dire : il est l’incarnation parfaite de l’expression « les actes valent plus que les mots ». Ainsi, jeudi 10 janvier 2019, il rend visite avec le rappeur portoricain Residente au gouverneur de Porto Rico, Ricardo Roselló, dans sa résidence de La Fortaleza. Cette visite surprise intervient après la mort par balle d’un autre artiste trap de l’île, Kevin Fret. Objectif : parler concrètement de la criminalité et du système éducatif afin d’élargir les quelques initiatives déjà mises en place.

La force principale de Bad Bunny réside dans cette capacité à laisser transparaître sans complexe sa vulnérabilité, là où la plupart des artistes trap parviennent difficilement à nous émouvoir. Rester soi-même, tel est son motto. Dans une industrie musicale historiquement hyper masculine et stéréotypée en Amérique Latine, il parvient à briser les notions de masculinité : il s’affiche naturellement avec les ongles parfaitement manucurés, vernis inclus, et avec des tenues vestimentaires excentriques mais toujours ultra soignées, à l’image d’un David Bowie ou d’un Elton John des années 70 version trap. Une liberté qui n’est pas sans rappeler certaines artistes du mouvement neoperreo comme Tomasa del Real ou Ms Nina, sous-genre du reggaeton qui se veut être totalement inclusif. Pedrolito est d’ailleurs convaincue que l’avenir de la musique urbaine latine réside dans ce mouvement initialement lancé par les femmes et la communauté LGBT. Selon lui, « l’idéal serait de voir se développer naturellement de plus en plus de crossovers entre les stars du reggaeton ou de la latin trap et les artistes du mouvement neoperreo. Cela permettrait au genre d’éviter de stagner ».

Le respect de la femme est un sujet qu’il aborde aussi très régulièrement, les encourageant à s’émanciper vis-à-vis des hommes. Pour Pedrolito, « Bad Bunny se permet de dénoncer ce courant musical traditionnellement patriarcal et machiste, qui a pour habitude de considérer la femme comme un objet ». Un sujet que l’on retrouve dans le clip de la triste ballade « Solo De Mi » : l’actrice vénézuélienne Laura Chimaras se fait frapper par une main invisible à chaque fois qu’elle affirme les paroles du refrain « Je n’appartiens ni à toi, ni à personne » lui laissant des ecchymoses. Puis, elle trouve le courage de dire « non » et rejoint Bad Bunny et ses amis en club.

Dans l’interview réalisée par The FADER, il affiche clairement son ambition : « Mon seul objectif est que les gens se souviennent toujours de ma musique dans 10, 20 ans ». Ce qu’on retiendra sans aucun doute de Bad Bunny, c’est sa capacité à se réapproprier la musique urbaine latine par son non-conformisme et à définir un nouveau socle pour la latin trap. Pedrolito soutient que « Bad Bunny contribue à façonner la nouvelle pop ». Il ouvre ainsi la voie à d’autres artistes latinos qui étaient jusque-là jugés plus underground et confirme une nouvelle fois la fluidité de la musique latine contemporaine qui permettra à ses artistes de s’inscrire dans la longévité. D’après Pedrolito, il y a par exemple l’espagnol C Tangana qui suit la lignée d’El Conejo Malo : il se fait remarquer en 2017 avec le morceau salsa « Mala Mujer », produit et co-écrit pour d’autres (« Malamente »de Rosalía, c’est en partie lui), collabore avec Becky G sur le track reggaeton « Booty » puis revient avec un bolero,« Un Veneno ». Les médias n’auront alors pas d’autres choix que de s’éloigner de la vision jusqu’alors anglo-centrée et de considérer sérieusement la latin trap et les autres genres issus de « l’urbano ». Et Pedrolito de me faire remarquer la présence de J Balvin, Bad Bunny et Tomasa del Real au line-up de Coachella 2019. Il ajoute en me demandant si j’ai lu cet article du Forbes affirmant qu’aux USA, la latin music est désormais plus populaire que la country et l’EDM. Le public semble donc déjà prêt. Ya tu sabes.