Little Simz – Lotus

Little-Simz-Lotus
6/06/25

Little Simz

Lotus

Note :

Alors qu’elle était en proie aux doutes dans le dédale artistique de sa carrière, Little Simz signe avec ce disque un retour percutant. Un retour qui n’était pourtant rien d’être acquis. Chronique.

Du haut de ses 31 ans, nous pouvons affirmer que l’artiste londonienne a fait du chemin. Mieux encore, nous devrions plutôt dire qu’elle dirige la capitale voire le pays tout entier tant elle est devenue l’une des figures les plus emblématiques du paysage musical britannique actuel, si ce n’est la plus importante.

Depuis ses débuts tonitruants avec A Curious Tale of Trials + Persons et Stillness in Wonderland (déjà dans notre radar à l’époque) qui ont attiré un public de niche au milieu des années 2010 (dont un certain Kendrick Lamar), elle a réussi à tutoyer les hauteurs plus populaires avec Grey Area en 2019 qui a marqué la naissance d’une collaboration fructueuse avec le producteur Inflo.

La suite, quant à elle, appartient à l’histoire : son album Sometimes I Might Be Introvert sorti en 2021 la propulse au rang officieux de reine d’Angleterre grâce à une oeuvre totale qui brille à la fois dans le fond, dans la forme ainsi que dans les cérémonies dans lesquelles elle est nommée.

À lui seul, ce projet lui a permis de glaner quelques prix dont le prestigieux Mercury Prize de l’album de l’année 2022 face à Harry Styles, rien que ça. Dans la foulée, le projet NO THANK YOU, tel un tour d’honneur, ne fera que confirmer l’excellente osmose créative dans laquelle elle semble être aux côtés d’Inflo. Du moins, c’est ce que l’on croyait. 

Digne d’une tragédie shakespearienne, nous étions loin de savoir ce qui se tramait en coulisses. De quoi faire vaciller Simz? C’est tout le propos de Lotus et c’est ce qu’on va découvrir maintenant.

Le Brexit Musical

Bien que cette chronique soit essentiellement tournée vers la musique, nous nous trouvons dans l’obligation d’effectuer une petite parenthèse digne des meilleurs tabloïds anglais à la The Sun.

En effet, il est impossible de faire l’impasse sur le tremblement de terre illustré par une plainte de Little Simz envers Inflo qui lui doit actuellement la coquette somme de £1.7 millions de livres, rien que ça. Il semblerait que le producteur n’ait pas encore écouté UNE MAIN LAVE L’AUTRE d’Alpha Wann

Toujours est-il que l’adage “l’argent est le nerf de la guerre” n’a jamais autant semblé à propos puisque les deux parties demeurent irréconciliables au point où Simz a désiré repartir de zéro, quitte à annuler tout le nouveau travail effectué aux côtés de la tête pensante de SAULT.

Que faire sans son bras droit artistique? Se laisser bercer par le blues? Simz ne l’entend pas de cette oreille ! Exit Inflo, bonjour Miles Clinton James, une autre pépite de la scène anglaise qui officie dans le groupe de jazz Kokoroko : “Je pense que par-dessus tout, le fait de travailler avec de nouvelles personnes m’a rendu beaucoup plus ouverte. Lorsque tu t’enfermes dans un cocon, c’est là où les choses dérapent. Il y a tellement de personnes talentueuses sur Terre (…) Ça m’a redonné une excitation car c’est en essayant de nouvelles choses que tu débloques en toi un aspect que tu pensais inexistant.” (Source : Interview Magazine, 2025)

De ce fait, Miles Clinton James intervient en lieu et place d’Inflo et bénéficie d’un immense terrain de jeu puisqu’il est absolument partout sur ce disque. On retiendra de nombreuses influences ici et là qui vont garnir le projet d’une épaisseur bienvenue sans complètement s’éloigner des sentiers battus.

Le morceau “Thief” emprunte l’énergie d’un Danger Mouse ou d’un Kassa Overall tandis que le surprenant “Young” rappelle Blur, Mount Kimbie avec un flair à la slowthai voire Outkast à un certain égard. 

Enfin, si le doux “Peace” convoque les expérimentations d’A$AP Rocky sur son album TESTING aux côtés de Blood Orange, “Lotus”, quant à lui, crée une recette harmonieuse à la BADBADNOTGOOD ou El Michels Affair qui se rapproche étroitement des travaux précédents de Simz.

Néanmoins, malgré cette similitude et les prouesses effectuées par son nouveau binôme de travail, nous ne pouvons nier l’absence d’Inflo.
Même si le sujet de l’album fait la part belle au caractère intimiste, il laisse également place au sentiment de revanche, de résilience qui aurait mérité d’être davantage mis en exergue dans les temps forts du projet via un écrin musical grandiose, spectaculaire et choral que pouvait insuffler son ex-producteur dans les moments de bravoure interprétatifs de Simz.

On pense notamment à “Hollow” qui, à l’image de l’adjectif choisi par l’artiste, peine à décoller par son approche sans doute trop minimaliste et peu convaincante pour nous maintenir captivé·es.

En revanche, si le départ d’Inflo aux commandes créatives laisse une marque non dissimulée, le très solide travail réalisé dans l’ensemble par son successeur nous laisse plutôt comprendre qu’il s’agit ici d’un album de transition où les compositions triomphales d’antan sont remplacées par un parti pris plus humble, délicat pouvant donner toute la latitude au point fort de l’oeuvre : l’écriture.

Des pétales en eaux troubles

Dire en 2025 que le talent de Simz réside dans l’écriture relève de l’évidence tant sa faculté à décrire ses émotions et à jouer avec les mots lui a permis de s’ériger parmi les têtes de gondole du milieu années après années.

On la connaissait déjà altruiste dans l’exposition de son caractère (GREY Area, Sometimes I Might Be Introvert…) mais sur ce disque, elle va définitivement pousser le curseur de la transparence dans un souci d’expression artistique assez bluffant.

Ainsi, tel un journal intime, nous plongeons dans la rééducation émotionnelle de l’artiste qui nous invite à naviguer dans les eaux troubles de sa vie le temps d’une quarantaine de minutes.

Chaque morceau figure comme un marque-page teinté de confessions nées d’un travail abouti sur elle-même ainsi que sur l’environnement dans lequel elle gravite : “Je ne sais pas si c’est vrai pour tout le monde, mais pour moi, lorsque j’ai démarré dans cette industrie, j’avais réellement confiance. Je ne connaissais pas grand chose du business de la musique. Ça m’a mené dans une poignée de situations qui ne m’ont pas aidée autant qu’elles auraient dû.” (Source : Interview Magazine, 2025)

Puisqu’elle décide de faire table rase de sa naïveté juvénile révolue au sein de l’industrie musicale, elle va également s’épancher une dernière fois sur le cas d’Inflo pour aborder le thème de la rupture amicale sous toutes ses formes. Même si la rupture constitue un maillon essentiel dans la création artistique, celle-ci reste toutefois sous-exploitée sous l’angle platonique. 

Toutefois, elle rejoint certains artistes qui se sont déjà frottés à l’exercice par le passé : on retiendra l’excellent titre “Real Friends” de Kanye West en 2016 ou encore le sublime album de son compatriote James Blake, Friends That Break Your Heart en 2021. Dès l’introduction et ce, sans jamais nommer son bourreau, Simz et sa plume acérée vont ouvrir le bal avec “Thief” qui a le mérite d’être on ne peut plus explicite : 

I’m lucky that I got out, now it’s a shame, though I really feel sorry for your wife

June 15th, and my brain is fucking fried

This person I’ve known my whole life coming like the devil in disguise

Une entrée en matière pêchue qui nourrissait des interrogations lors de la création de celle-ci : “Lorsque j’ai écrit cette chanson pour la première fois, je n’étais pas sûre si je voulais la mettre sur l’album car je savais que j’allais devoir parler de la situation et expliquer de qui il s’agit. Pour moi, parler de tous ces problèmes requiert une forme de courage. (…) Certaines personnes ne vont pas aller plus loin et vont juste penser qu’il s’agit d’une chanson énergique. Mais en démarrant mon album de cette façon, je donne le ton sur la suite des thématiques abordées dans le projet, ce qui est déroutant pour moi de base.” (Source : Interview Magazine, 2025)

Cette ouverture cathartique devient alors nécessaire puisque cette énergie galvanisante s’étire sur d’autres pistes du disque, à l’instar de l’enragé “Flood” dont le flow menaçant marqué par des invectives énergiques trouve un équilibre par la présence d’Obongjayar (avec qui un album en commun ne serait pas de refus !) : 

How dare you?

I was shutting down the world and it scared you

Can’t hold a girl down that is this bad

Outre ses différents amicaux, elle déplace astucieusement le curseur pour aborder d’autres problèmes tout aussi importants comme dans le touchant “Blood”, l’héritier spirituel de “We Cry Together” de Kendrick Lamar, où elle parle des difficultés des communications familiales ou dans “Lonely” qui traite à merveille du conflit intérieur de l’artiste lors de la phase créative du projet.

Sans entrer dans le pathos pour autant, Simz fait également preuve sur ce projet d’une grande résilience.

Big Simz

Si l’artiste londonienne a nommé son album Lotus, ce n’est pas un hasard puisqu’elle va sciemment utiliser la métaphore autour de cette fleur pour illustrer sa renaissance : “ Le nom de l’album a été choisi car le lotus est une fleur connue pour sa capacité à survivre dans des lieux hostiles. Le lotus sait survivre dans les eaux sales. C’est un exemple brillant sur la façon dont on peut nous-mêmes venir de ce type d’environnements et devenir quelque chose / quelqu’un de beau, outrepasser l’adversité.” (Source:  BBC Radio 1, 2025)

À l’image du fameux lotus, Simz va prouver à travers un éventail de morceaux sa résilience face aux épreuves traversées tout en gardant une dignité et une justesse dans sa plume. Nous tenons pour exemple l’envoûtant “Peace” qui reprend volontiers le classique de Lauryn Hill tout en proposant des couplets solides qui feront sans doute plaisir à la membre des Fugees

Le temps nous dira si la version de Simz trouvera un accueil aussi indiscutable que celui fait à Lauryn Hill mais pour l’heure, profitons simplement du verbe de la MC : 

But everything’s happening for a reason

In your heart you will always be home

So make peace with what you outgrow

Cette force de caractère s’étend également sur le morceau aux touches afrobeat “Lion” où Simz convertit cette motivation en une force brute, maîtrisée où l’egotrip est roi. Telle une courbe émotionnelle sinusoïdale, nous passons de moments calmes à des moments plus intenses sans nécessairement perdre le fil de la thèse de l’album.
Ainsi, les morceaux “Only” ou encore “Free” aux tons bien plus posés ne perdent pas la verve conquérante de l’artiste qui parvient à maintenir une cohérence acquise via une maturité artistique impressionnante : 

I think that love is everything that we need in this world

I think the key is being honest and being yourself

I think love is understanding that people can change

And loving them anyway through every stage

À mesure que les minutes s’égrènent, qu’importe l’accompagnement musical, son message reste clair, limpide et poétique comme sur l’outro “Blue” en compagnie du génie Sampha qu’on ne présente désormais plus. 

Les deux ont déjà collaboré par le passé sur “Satellite Business 2.0” (issu du projet Lahai de Sampha) et réitèrent sur cette œuvre une performance exceptionnelle qui a le mérite de capturer l’essence de l’album tout le clôturant à merveille : 

It’s not the fact that you’re not here

It’s the way you disappear

And who am I when you’re no longer here?

There’s a light at the end, carry on

You and I found the break to be strong 

Avec une telle œuvre, c’est ce qu’on appelle maîtriser son sujet.

Si elle confiait au micro de la BBC que cet album lui a permis de comprendre quel était son but, on ne peut que la croire sur parole. À l’aide d’un séquençage astucieux de la tracklist, nous explorons les pensées de l’artiste qui effectue ici une mise à nu impressionnante, déconcertante mais bienvenue dans le sillage d’un Tyler, The Creator ou d’un Ray Vaughn plus récemment.

Bien que l’album reste moins spectaculaire dans la forme que ses prédécesseurs, il ne demeure pas moins important dans la discographie de l’artiste puisqu’il figure comme la première pierre de ses futures fondations. 

Désormais extirpée des eaux troubles et stagnantes, nous avons hâte de voir où le courant la mènera…