Raphael Saadiq : « Je conçois mes albums comme des films »

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Raphael Saadiq : « Je conçois mes albums comme des films »

Huis ans après le succès critique de Stone Rollin, Raphael Saadiq est de retour avec son cinquième album, inspiré par le nom de son frère décédé, Jimmy Lee. Durant toutes ces années, il aura prêté son groove à des artistes aussi prestigieux que Solange, Mary J. Blige ou John Legend. De passage à Paris pour sa tournée européenne, le touche-à-tout d’Oakland se livre sur son dernier projet, plus sombre et personnel que ses œuvres précédentes.

BACKPACKERZ : Huit années sans album, ça ressemble à une éternité à l’ère du streaming. Tu as eu la possibilité de travailler avec beaucoup d’artistes différents (Solange, Big K.R.I.T, John Legend…) durant cette pause en solo. Est-ce toujours dans une volonté de progression, de te découvrir d’autres facettes ?

Raphael Saadiq : Ce sont des expériences qui m’apportent quelque chose de différent. C’est toujours intéressant de côtoyer d’autres personnes. Ce n’est pas pour ça que je le fais, mais disons que tu peux être dans l’industrie de la musique et oublier qui tu es, oublier d’apprendre ou de te perfectionner. Travailler avec d’autres artistes, ça t’aide à être une meilleure version de toi même ou du moins une version différente.

Tu as travaillé sur des projets acclamés par la critique comme le sublime A Seat at the Table de Solange en 2016. Est-ce une sensation de plénitude similaire pour toi lorsque tu produis pour d’autres ?

Oui, c’est le même sentiment qu’en solo. Quand tu es un artiste toi-même et que tu prends ton temps pour d’autres artistes, c’est comme une combinaison parfaite. Ce temps n’est jamais gâché. Ce n’est pas comme si je n’avais pas sorti un disque depuis disons 8 ans et que vous n’aviez plus rien entendu de moi durant tout ce temps… (rires).

A l’instar d’Adrian Younge et Ali Shaheed Muhammad, tu as aussi composé pour la télévision. Est-ce une nécessité aujourd’hui pour un artiste comme toi ?

Quand vous travaillez sur la musique de la série Insecure ou d’Underground (deux séries TV sur lesquelles à travaillé Saadiq, NDLR), vous avez la chance de bosser avec des gens du cinéma. Vous regardez tout cela d’un œil neuf: de nouvelles idées fortes, des couleurs, des textures, des décors et vous devez avoir une vision d’ensemble sur cela. Ce n’est pas comme planifier un lieu ou organiser un concert. Tu ne cherches pas à être l’artiste hot du moment, à passer à la radio. Tu essaies juste de bosser avec l’équipe de production: les machinistes, les réalisateurs, les directeurs photos… Tout le monde a son rôle à jouer. C’est une vie différente de la musique.

Nous sommes des enfants de la Motown

Avec The Way I See It en 2008, tu as grandement contribué à cette vague rétro qui a envahi la musique depuis dix ans. Quel regard portes-tu sur cette période avec le recul ?

Quand je regarde en arrière, je me dis que je l’ai fait même avant Amy Winehouse. Mais Amy l’a rendu plus acceptable… disons plus grand public dans la façon dont elle l’a fait. J’étais plutôt fier de la voir arriver avec cette vibe très 60’s. Nous sommes des enfants de la Motown. C’est un hommage que je me devais de rendre car cela aurait été un manque dans ma vie. J’ai grandi autour de Stevie Wonder, Eddie Kendricks, Smokey Robinson, les Temptations, Diana Ross, Berry Gordy… Quand j’ai compris que je pouvais faire cette musique et que les gens pouvaient l’apprécier à travers le monde, je me sentais frais sur scène, comme déguisé, d’une certaine façon.

Tu n’as jamais eu peur de rester bloqué dans cette démarche, avec le succès de cet album ?

Je n’ai jamais aimé rester le même. Un succès, c’est comme un don et une malédiction: les gens s’habituent à ce que vous êtes, vous devenez comme une marque. Je ne cherche pas non plus à être quelqu’un de complètement différent car c’est impossible. Je dis souvent aux gens que je ne fais pas des albums, je fais des films. Ils te demandent comment tu vas te sentir le jour de la sortie le vendredi, et le lundi, ils te demandent déjà la date de sortie du prochain album… Il y a tellement de nouveaux contenus aujourd’hui avec le streaming… Dans ma tête, je conçois mes albums comme des films. Je les pense sur la durée.

Je ne fais pas des albums, je fais des films

Est-ce que cette tendance au rétro n’a pas été inhibitrice d’une certaine inspiration créative, lorsqu’on se complait finalement à imiter les choses que l’on a aimé ?

Je n’ai jamais vu cela comme un manque d’inspiration, mais plutôt comme un soutien, un encouragement. Tout ce qui nous a précédé était meilleur que nous… une grande majorité en tout cas. C’est juste mon avis : les choses ont empiré. Tu peux recréer quelque chose, le manipuler, et cela devient quelque chose de nouveau. C’est ce que font les vrais artistes à mon sens. Si tu veux devenir grand, tu dois apprendre des meilleurs. Si tu veux être un amateur, contente-toi de copier les amateurs qui font les tubes du moment.

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@Antoine Monégier

Pour ce nouvel album, tu continues de collaborer avec Charles Brungardt (ingé son, mixeur, producteur…) avec qui tu travailles depuis maintenant dix ans. Est-ce qu’il te pousse toujours à essayer d’autres choses ?

Charles est un ami proche, il me connait mieux que quiconque. Ce que je veux faire, où j’en suis dans ma tête… On parle tout le temps. C’est aussi un codeur, il s’occupe principalement de jeux vidéos (Brungardt a créé le studio Illfonic avec Saadiq en 2007). Je fais des morceaux avec d’autres personnes et on finit avec Charles par mettre la « sauce » spéciale. On mixe, on essaie d’autres choses pour décider de la route à suivre ensemble, on rend les morceaux plus sombres ou plus lumineux, ce genre de choses. The Way I See It m’a amené ce tout nouveau public que j’ai dû prendre en compte par la suite. La musique est comme mon terrain de jeu. Je ne veux pas dire que je ne prends pas ça au sérieux, mais je ne prends pas ça aussi sérieusement que les gens peuvent le penser.

Qu’est-ce qui est sérieux pour Raphael Saadiq ?

Marcher ! Sérieusement. La musique, c’est fait pour être cool, pas pour prouver que tu es meilleur que les autres, être dans la compétition, gérer les politiques, les radios, la presse… Ce qui m’intéresse c’est les gens: être face à ceux qui me comprennent, comprendre qu’ils ont eux aussi une vie, parfois une vie de travail classique de 9h à 17h. Je dois être assez bon pour qu’ils viennent me voir en concert quand je passe dans leur ville. Et peut être qu’ils n’aimeront pas ce que j’ai donné ce soir là, peut être qu’ils ne viendront pas car je ne joue plus les titres rétro, mais il y a toujours un groupe de gens à qui je dois offrir quelque chose.

Les rumeurs disent que tu as effacé deux ou trois albums avant d’arriver à la forme finale de Jimmy Lee, ton nouveau projet.

Peut-être deux oui. Je voulais que les morceaux collent avec l’esprit un peu plus sombre du projet. Je commençais à m’abaisser un peu à des trucs plus rap, plus joyeux, dans l’air du temps. Un morceau pouvait devenir un gros succès mais je ne savais pas comment le coller dans l’album. J’en reviens à cette idée que mon album doit ressembler à un film. J’ai besoin d’un angle pour continuer à créer.

Jimmy Lee raconte une certaine histoire de la drogue, ses luttes, la destruction d’une communauté par l’intérieur. Tu as pourtant réussi à échapper à tout cela…

J’ai perdu trois frères : deux par addiction à la drogue et un autre a été assassiné. Quand tu grandis en faisant de la musique, tu essaies d’échapper à tout cela. Les démons tentent de te rattraper mais tu continues de courir. Jimmy Lee, un de mes frères donc, était du genre marrant. Toujours en train de rire et de sortir des blagues. Ce n’était pas un vagabond, mais il en avait l’apparence. Il traînait clairement avec des toxicos car il en était devenu un. Un jour il s’est shooté à l’héroïne, ce qui l’a laissé pour mort dans notre garage. Mon autre frère s’est suicidé car il ne pouvait juste pas arrêter la drogue. A travers tout cela, j’ai découvert la musique. C’était quelque chose de plaisant, j’aimais le fait qu’on puisse m’applaudir pour ça, que mes propres parents m’applaudissent. Ils n’avaient pas besoin d’un énième problème à la maison. J’ai déjà touché à des drogues, mais jamais aux drogues dures, pas même la cocaïne. Cela m’a toujours paru effrayant. Les gens avaient peur pour moi car c’était très simple pour un musicien de toucher à la drogue, ils pensaient que j’allais finir comme Sly (Stone, leader de Sly and the Family Stone, qui a connu de graves soucis d’addiction, NDLR). Mais je n’ai jamais touché à ça !

J’ai perdu trois frères : deux par addiction à la drogue et un autre a été assassiné

Pour les plus renseignés, ton passé n’était pas vraiment un secret. Mais pour le grand public, c’est une totale découverte. Pourquoi avoir choisi de te livrer maintenant, au cinquième album ?

Je ne sais pas, c’est juste arrivé comme ça. Ce n’était pas planifié. Les gens proches de moi savent tout ça, ce n’était pas forcement nécessaire de le livrer. C’est plus comme une thérapie pour moi et je pense que ça peut aider les autres. Les gens m’ont tellement donné…

Est-ce que la rencontre avec la musique a été une étape décisive dans ton parcours ?

Je ne pense pas que la musique soit un réel échappatoire. Ça a toujours été une route que j’ai suivi car j’étais trop malin pour suivre celle qui menait aux drogues. C’est juste un domaine que j’ai trouvé et qui m’a plu. Pour certains c’était le sport, d’autres étaient brillants en maths. C’est un truc que j’ai découvert en cours et les gens ont commencé à m’applaudir. Je ne voulais pas être chanteur pour autant, je voulais juste jouer pour d’autres personnes, pas écrire ni produire. Ce que j’aimais, c’était jouer de la basse. J’ai commencé à m’intéresser à tous ces domaines lorsque j’ai fait mes premiers morceaux avec mon premier groupe. Il y a la production, l’écriture, les A&R, la musique de films, les concerts, les tournées… C’est là que j’ai commencé à avoir les yeux plus gros que le ventre.

Quand on regarde ton passé et où tu en es aujourd’hui, on se demande comment tu as pu affronter tout cela.

Ça m’a rendu plus fort d’avoir expérimenté toutes ces histoires. Honnêtement, tu ne sais pas vraiment ce que tu traverses. Tu ne paies pas les factures, tu rentres juste à la maison quand tu es petit. Ce sont tes parents qui doivent faire front. Tu essaies juste de rester sur les bons rails. C’est ce qui te rend plus fort. Tu dois gérer la pression de groupe, aller à des endroits, serrer des mains, quitter les soirées avant qu’elles ne finissent mal… Mon père a fait de moi un dur, c’était un boxeur, un combattant. Il me disait simplement de ne pas suive les autres, que je n’étais jamais obligé de suivre quiconque. Il était là pour moi, pour assurer mes besoins, je n’avais donc aucun intérêt à voler ou faire des bêtises. Si j’aimais la musique, il fallait que je fonce, sinon je pouvais toujours travailler avec lui.

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@Antoine Monégier

L’album ne tourne finalement pas à la leçon de morale ni au cours éducatif. Tu échappes à un certain cynisme et tu fais du toxico une réelle figure de l’Amérique moderne.

Je ne vends pas aux gens : « Ne vous droguez pas ». Je dis juste que si tu te drogues déjà, ou si tu connais un toxico, ne le regarde pas avec mépris. Ici en France, ou en Hollande, si tu es drogué, tu peux obtenir de l’aide, parfois gratuitement. Ça n’existe pas tellement aux États-Unis. Tu deviens vite un marginal, tu n’as nulle part où aller. Tu es dans la rue, à chaque coin de rue, tu ne ressembles plus à rien et tu deviens l’objet de moqueries. Tu commences à voler dans ta propre famille pour consommer. Ils ne peuvent pas vraiment choisir d’aller vraiment mieux ou de se soigner. Mon discours se trouve plutôt dans une idée de compassion et de compréhension.

Tu as plusieurs facettes : producteur, musicien, auteur, chanteur… J’imagine que lorsque tu écris pour toi-même, tes influences sont différentes que lorsque tu produis pour d’autres.

Quand j’écris, j’ai d’autres influences oui. Un endroit par exemple, le temps qui passe, la météo dehors. Même les villes que je traverse pendant mes tournées, quand je passe en France ou en Allemagne. Ça devient mes lieux de vie, comme Oakland. Je les considère comme un ensemble. Les musiciens ont ce truc étrange en eux, et j’ai aussi ce sentiment qu’une chanson que j’écris sonnerait mieux à Washington DC qu’ailleurs par exemple. Les musiciens doivent rêver. Quincy Jones a passé la plupart de son temps en Europe. C’est quelque chose que l’on a à l’esprit quand on fait des tournées. Les gens ne te reconnaissent pas dans le rue, personne ne se soucie de qui tu es. En Europe, c’est aussi différent politiquement et culturellement. Les gens adorent la musique ici.

La drogue est très présente dans le folklore du rap américain. Ton album en parle très différemment, comme a pu le faire J. Cole sur son premier album (« Breakdown ») en démythifiant sa consommation. J’ai beaucoup pensé à ce morceau en écoutant ton album.

Oh sérieusement ? Oui je connais bien ce morceau. Pour moi, les rappeurs sont un peu comme les hippies des années 1960. La drogue devient un soutien, un support. Tu penses qu’elle te fait écrire de meilleures rimes, qu’elle te rend plus obscure, que tu n’as plus trop à t’occuper de qui tu es réellement. Tu fais show après show après show, c’est comme le café pour certains.

Je ne trouve pas le rap très inspirant aujourd’hui

Tu as collaboré avec beaucoup de rappeurs dans ta carrière, notamment récemment avec Rick Ross ou Big K.R.I.T. Est-ce que le rap d’aujourd’hui trouve grâce à tes yeux ?

Tu as ces rappeurs conscients qui méritent clairement de l’attention: Kendrick, J. Cole, K.R.I.T… Je suis toujours plus du coté d’un certain son new-yorkais, plus porté vers le jazz. Je ne suis pas fan du mouvement trap, où tout le monde essaie de faire son argent sur une tendance. C’est pas mon truc mais je le comprends. Je ne trouve pas le rap très inspirant aujourd’hui.


Ecoutez Jimmy Lee, le dernier album de Raphael Saadiq

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