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Moor Mother & billy woods – Brass | Chronique

Musicienne, poétesse, éducatrice, photographe… Si Camea Ameya, aka Moor Mother, multiplie les casquettes, c’est avant tout pour les mettre au service de son inflexible militantisme. A travers le collectif littéraire et artistique Black Quantum Futurism qu’elle a cofondé avec l’avocate et artiste Rasheedah Phillips, elle entend inlassablement manipuler le temps et l’espace afin de raconter de nouveaux futurs plus désirables pour la communauté afro-américaine. En cultivant l’espoir secret de potentiellement les provoquer.

Et pour peu que l’on connaisse un tant soit peu billy woods, la collaboration des deux artistes ne surprendra guère. Fils d’une intellectuelle jamaïcaine et d’un révolutionnaire marxiste originaire du Zimbabwe, woods passa une grande partie de son enfance en Afrique avant de retourner vivre aux États-Unis. Deuxième moitié du groupe Armand Hammer aux côtés d’Elucid, il partage indéniablement avec Moor Mother l’habileté à explorer divers sujets d’une manière inédite, en adoptant des perspectives insoupçonnées et souvent déroutantes pour mieux les explorer.

« Whatever i forget, i remember, Whatever i don’t want to remember, i forget. » Ces vers, tirés d’un poème de Sonia Sanchez et utilisés par Moor Mother dans son manifeste Black Quantum Futurism, Theory and Practice, illustrent admirablement le concept de l’album : les deux artistes, à travers les 15 titres qui jalonnent l’œuvre, ont à cœur de raviver la mémoire de l’histoire des peuples afro-américains. De la diaspora africaine aux violences policières, en passant par l’esclavagisme, le colonialisme, les guerres de gangs, aucune forme d’oppression n’est négligée, qu’elle soit passée, présente ou même à venir.

Véritable bijou d’abstract hip-hop, Brass est une œuvre exigeante qui déroutera l’auditeur non averti. Que ce soit Willie Green, The Alchemist, DJ Preservation ou les autres producteurs conviés à cette lugubre cérémonie, tous ont pris le temps de faire infuser la noirceur dans leurs dissonantes compositions : ce sont ces sifflements stridents, ces vrombissements, ces complaintes de cuivres, ces bourdonnements et autres expérimentations sonores macabres qui vont réveiller les âmes damnées des victimes passées. Sur « Furies » ou « Maroons », les voix des martyrs retentissent, insoutenables lamentations dans une atmosphère moite et étouffante. C’est cette ambiance sinistre et oppressante qui accompagne Moor Mother et billy woods dans leurs épopées intertemporelles.

Bien que woods et Moor Mother partagent une affinité pour le storytelling aiguisé, c’est en définitive leur dualité d’interprétation qui octroie à ce projet son énergie si singulière.

Moor Mother opère un processus de commémoration méticuleux en déterrant nombre d’atrocités, dont certaines passées trop longtemps sous silence (on citera par exemple les expérimentations médicales de Tuskegee faites sur une communauté d’afro-américains à leur insu conduisant au décès de la plupart des participants) au travers d’un rap métaphysique et poétique, parfois à la limite de l’hermétisme. Mais ses intentions, en filigrane, sont claires : mettre à nu les racines incroyablement bigarrées de la culture afro-américaine. Dans le rejet d’une culture eurocentriste prédominante, Moor Mother rassemble les reliques meurtries et éparpillées de la culture noire, afin de façonner un afro-futurisme prometteur.

woods, au flow incroyablement versatile, adopte de son côté une position plus concrète et aussi plus matérielle. S’il prête main forte à Moor Mother pour son travail d’excavation comme sur le tonitruant « Arkeology », il est aussi celui qui dépeint, découragé, une société contemporaine sombrant dans la barbarie, en proie à l’effritement, gangrénée par un racisme systémique palpable.

Mute, it’s the eyes where you hear the screams / Bags full of loot bulgin’ at the seams / Everything a little shabbier than it seems / Than it seems, shabbier than it seems, than it seems

Spectateur impuissant d’une dystopie devenant peu à peu réalité, woods assène un rap oscillant entre prostration et résistance, à l’image d’une communauté de laissés pour compte, ankylosée par des destinées d’échec planifié, mais refusant de s’en accommoder.

Brass est un album possédé. Hanté par les nombreuses personnalités qui se sont battues et se battent toujours pour refuser que l’Histoire de la culture afro-américaine tombe dans l’oubli ou dans la falsification : Gil Scott Heron, les écrivaines Toni Morrison et Imani Robinson, l’actrice Beah Richards, l’activiste et écrivain James Baldwin« A lot of my ancestors are speaking through me » confiait Moor Mother lors d’une conférence en 2017. Ce sont toutes ces voix qui, ralliées de manière indéfectible et s’époumonant à l’unisson, font de Brass un manifeste politique puissant, au service de la restauration d’une histoire afro-américaine disloquée, mais aussi de sa réappropriation, par ses descendants présents et futurs, dans leur quête d’identité.

Quentin Alimi

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