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Abou Tall, le Brésil dans la prose

L’ex-membre de The Shin Sekai sera sur la scène du Trianon, le 30 avril, afin de défendre les couleurs de son album Monsieur Saudade, alliant rap et bossa nova.

“Moi qui suis peut-être le Français le plus brésilien de France, j’aimerais vous parler de mon amour de la samba, comme un amoureux qui, n’osant pas parler à celle qu’il aime, en parlerait à tous ceux qu’il rencontre.” Tels sont les mots de Pierre Barouh, en 1966, sur le morceau “Samba Saravah”, tiré de la bande originale du film Un homme et une femme, de Claude Lellouche. Près de cinquante ans plus tard, ce Parisien fou de Rio de Janeiro a trouvé un successeur pour perpétuer cette flamme en la personne d’Abou Tall. Avec Monsieur Saudade, le deuxième album de l’artiste dévoilé le 23 février, le Parisien de 32 ans mêle hip hop et bossa nova, ce genre musical empruntant au jazz et à la samba né à la fin des années 1950 à Rio.

Douze titres durant, le MC pose son flow délicat sur des instrumentales portées par les caractéristiques aires de guitare du genre brésilien. Tout dans cet album se veut une déclaration pour le Brésil, ce pays où il n’est certes allé qu’une fois en vacances en 2016, mais qu’il trouve inspirant depuis toujours. “La bossa nova est entrée dans ma vie pendant les années lycée, se remémore-t-il, assis à l’arrière d’un café du 2e arrondissement de Paris. J’avais déjà entendu ces morceaux dans ma jeunesse mais je n’arrivais pas à les retrouver. Le coup de foudre est venu en écoutant Astrud Gilberto [considérée, avec son ex-mari Joao Gilberto, comme une pionnière du genre].

Un amour de jeunesse, qui a infusé dans son art sur le tard : “De base, je suis un rappeur. Je ne trouvais pas de rapport entre ce que je produisais et ce que j’aimais.” Puis, en 2018, on lui offre une guitare. Il apprend des accords de bossa nova, qu’il joue, et se met à écrire et rapper dessus – à l’arrivée, plusieurs mélodies réalisées par ses soins sont présentes sur l’album, “Le message” ou “Real Love”, notamment.

Au départ, l’un de ses producteurs, Nyadjiko, connaissant l’amour d’Abou Tall pour cette musique, lui propose alors de construire un morceau alliant drill et bossa nova. De cette collaboration, accouche “Un homme”, paru en 2022 sur l’EP Energie. Une mélodie intimiste à la guitare, des basses survitaminées, par-dessus lesquelles l’artiste oscille entre kickage forcené et chant aérien. “J’aime beaucoup le résultat. Et en live, j’étais vraiment fier de ce que ça donnait. Ça m’a donné envie de poursuivre sur cette voie”, raconte-t-il.

Tracer sa propre route

Au cours de sa carrière, Abou Tall a exploré bien des pistes avant de trouver son credo. Fin 2016, il annonce quitter The Shin Sekai, groupe qu’il forme avec Dadju depuis 2012 au sein du label Wati B – connu pour des tubes de la décennie 2010 (“Si j’étais”, “Rêver”, “Du berceau au linceul”, “Aime-moi demain” avec Gradur) comme pour des démonstrations de kickage et d’aisance technique (“Rien à foutre”, “Soum-soum” ou “Dévergondé” avec L’Institut). Le rappeur, alors freestyleur de rue depuis ses douze ans propulsé au sommet des charts, se rappelle ces années comme “un truc de frénésie”, “assez énorme”

Cette séparation a été le fruit d’un commun accord, chacun des deux membres étant désireux de tracer sa propre route. Abou Tall écrit, dans le morceau “Paris centre” (issu de son premier album publié en 2020, Ghetto chic) : “J’les entends penser : « Wesh Abou, redis-moi quel effet ça fait ? / N’es-tu pas jaloux ? N’es-tu pas blessé depuis que Dadju t’a laissé ? » “Dadju, dès qu’il a fini le groupe, il a énormément réussi, commente-t-il. La logique des gens, souvent, c’est de dire : “Il a oublié son gars, etc.” C’est un regard qui peut être difficile à porter car quand, en comparaison, tu réussis un peu moins, ils ont tendance à dire que tu es en échec, alors que ce n’est pas forcément le cas.” 

Quelques mois plus tard, en 2018, Abou Tall quitte “dans la paix” le Wati B et fonde son label, Colombe noire, avec l’objectif de “renaître”, argue-t-il : “J’étais dans un groupe où je n’étais pas forcément leader, donc j’ai dû faire ce travail de repartir à zéro. Faire des erreurs, m’assumer, aller au bout des choses.” Avec la pression supplémentaire d’être attendu au tournant, ajoute-t-il, conscient que, “contrairement à des artistes inconnus, [on le] regardait déjà”. Qu’à cela ne tienne, il expérimente. En témoignent les morceaux brutaux publiés dans la foulée tels que “Marquer le pas” ou “Force” (2018), lesquels seront suivis en 2020 par un premier EP (#Sessions) et Ghetto chic, cette fois bien plus paisibles, baignant dans un spleen élégant. En 2022, il s’offre même une parenthèse japonaise, façon Yakuza, trois titres dans lesquels il dédicace Takeshi Kitano et se la joue “honcho” (un “chef de groupe” dans la mafia nippone).  

“Un manque qui ne fait pas mal”

C’est donc après ces déambulations que le Parisien se retrouve à puiser dans l’imagerie brésilienne. Dans celle de la bossa nova. Et de la “saudade”. Les définitions de ce terme portugais, qui donne son nom à l’album, varient. Abou Tall parle de “douleur sucrée”. Il laisse, dans la discussion, un court silence afin de laisser apprécier la formule. Puis poursuit : “C’est la nostalgie. Des souvenirs qui sont idéalisés et un manque, mais qui ne fait pas mal.”

Monsieur Saudade est un projet résolument tourné vers le passé : l’artiste y parle de son enfance (“Monsieur Saudade”), d’amitié (“Briser”), de sa ville (“Bats-toi”) ou de ses relations amoureuses (“Message”, “Maison Margiela”). Il livre par exemple ces lignes intimes, dont on sent la dimension cathartique, extraites de la chanson “Réalise” : “J’te connais au moins depuis l’époque de la fac / 15/09/15, j’ai pas zappé la daté / Ensemble on a connu le beau temps et l’orage / Puis j’ai vu le côté noir de ton joli visage.” 

On note d’ailleurs sur ce morceau, le premier à avoir été composé pour l’album, la présence d’un producteur avec lequel Abou Tall n’avait jamais œuvré : Yannick Péraste. Crédité au même titre que Black Doe ou Nyadjiko – des collaborateurs de longue date –, le compositeur est aussi un amoureux de bossa nova. “C’est un type que j’avais déjà rencontré en studio auparavant, relate Abou Tall. On avait essayé de travailler ensemble, mais ça n’avait rien donné. Il me disait qu’il avait fait du jazz, et qu’il avait beaucoup joué de bossa nova. Alors, pour l’album, j’ai pensé que c’était une des bonnes personnes avec qui je devais travailler.” 

Avec aupinard, « une autre vibe »

Un autre artiste bercé par le genre figure parmi les persona grata de la galaxie Monsieur Saudade. Le Bordelais aupinard, ambassadeur de cette “néo bossa nova” à la française, vintage et actuelle, qui a fait ses armes sur TikTok. “Lui et moi, ce n’est pas une connexion purement musicale. On est des passionnés. Comme moi, il écoutait de la bossa nova quand ce n’était pas encore à la mode. Il a vu des vidéos dans lesquelles je jouais de la guitare. On s’est rencontrés et on a mangé ensemble à Vapiano, sur les Champs. J’aime beaucoup ce garçon”, confie Abou Tall en souriant.

Leur son en commun, “Goodbye”, sortira un an plus tard, en octobre 2023. Un morceau qui, étonnamment, ne sonne pas si bossa que ça. “On a essayé, puis on s’est laissé guidé par une autre vibe. On s’est fait kiffer même si on n’a pas coché la case “bossa nova”. Ca viendra, on recollaborera ensemble.”  

En attendant la suite, Abou Tall performera sur la scène du Trianon – une salle “à dix minutes à pied” de là où il a grandi – le 30 avril, pour défendre les couleurs de Monsieur Saudade, et, plus largement, l’hybridation musicale dont il se fait le porte-parole. A quelques jours de l’échéance fatidique, on le quitte réjoui d’avance du “joli spectacle” en perspective, le genre de proposition “comme les gens n’en ont jamais vu”.

Alexis Pfeiffer

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