La révolution Trap, décortiquée par Raphaël Da Cruz

La révolution Trap, décortiquée par Raphaël Da Cruz

A l’occasion de la sortie du livre sobrement intitulé TRAP, nous sommes revenus avec l’un de ses auteurs, Raphaël Da Cruz, sur l’histoire de ce mouvement si particulier.

De DJ Toomp à Lil Baby, la Trap à traversé les époques avec brio et reste aujourd’hui la dernière grande révolution musicale du rap. Un mouvement aussi riche que complexe que le journaliste tente de décortiquer avec précision.

BACKPACKERZ : Avant toute chose, pourrais-tu te présenter en quelques mots pour ceux qui ne te connaissent pas encore ?

Raphaël Da Cruz : Je suis journaliste musical à temps plein depuis 2018, principalement dans le rap. J’ai commencé à écrire sur le rap il y a un peu moins de 20 ans quand j’étais étudiant. J’ai ensuite intégré l’Abcdrduson en 2010. Ce qui m’a permis de faire mes premières interviews et ensuite de commencer à faire de la radio sur OKLM et No Fun. Puis j’ai rejoint Mouv’ en 2018 et Booska-P en 2019.

Bien que la trap soit devenue un étendard d’Atlanta, c’est à Memphis et Miami que l’on trouve ses origines. Comment ces villes ont-elles influencé la naissance de ce nouveau genre de rap ?

Je pense que la trap vient réellement d’Atlanta. C’est simplement que comme n’importe quel genre musical, elle a été nourri par ce qui s’est fait auparavant. La chose importante à savoir est qu’Atlanta est un carrefour. C’est dans cette ville que se trouve l’aéroport le plus important en matière de correspondance aux États-Unis. Je pense que ce lieu symbolise assez bien ce qu’est Atlanta, c’est-à-dire un carrefour culturel et économique. La scène rap d’Atlanta existe depuis les années 80 mais c’est réellement depuis les années 2000 qu’elle a commencé à avoir de l’importance. Elle est un fruit de toutes les influences sudistes qui sont apparues dans les années 90.

À un moment donné, on a commencé à voir apparaître les mélodies terrifiantes et les 808 de Memphis. Puis on a retrouvé une manière de faire sonner des synthés comme No Limit qui avait à l’époque un collectif de producteurs nommés Beats by the Pound. On retrouve aussi des influences de la Miami bass qui est un dérivé de l’electro-rap des années 80 avec des rythmiques qui claquent très fort. Par exemple : DJ Toomp, qui est un des pionniers de la trap, vient de la Atlanta bass à la base. On retrouve aussi dans la trap de nombreux éléments du crunk.

La trap est donc le fruit de nombreux mouvements. De la même manière que les trappers te racontent comment ils cuisinent le crack dans les trap house, ce genre est une cuisine où tu peux retrouver différents éléments musicaux. Au début, ce genre était finalement une scène régionale comme les autres puis, par la force des choses, elle a incarné une véritable révolution dans le rap.

DJ Toomp est-il en fin de compte le premier à évoquer le terme de « trap music » ? 

De toutes les interviews que j’ai pu lire, je sais que DJ Toomp est le premier à avoir ralenti la 808 de la Miami bass mais il n’a pas créé le terme. Le mot “trap” n’est pas nouveau quand Toomp l’introduit dans sa musique. Dans l’album Soul Food de Goodie Mob sorti en 1995, on retrouvait déjà ce mot donc cela remonte à assez longtemps. Le cas DJ Toomp prend forme lorsqu’il va prendre en compte son environnement parsemé de dealers de drogues. Il se rend rapidement compte que ces derniers cherchent un style particulier de tempo. Il va créer une musique qui leur est destiné avec des basses bien plus alourdies que celles de la Miami bass. Il va ainsi trouver T.I et fonder ce genre. Ils vont réussir à incarner quelque chose, précisément sur l’album Trap Musik sorti en 2003. C’est probablement la première fois qu’un rappeur va alors prôner faire de la trap music.  

Si T.I a appelé son album Trap Muzik, Young Jeezy prône pourtant avoir défini la base du son trap avec Let’s Get It: Thug Motivation 101. C’est peut-être pour cela que ce genre a toujours su évoluer. Sans une référence comme Dre pour le G-Funk ou DJ Premier pour le boom bap, ce sous-genre ne s’est jamais réellement posé de limite.

Je pense que ces genres, qui forment une sorte de Sainte Trinité du rap, ont des codes qui arrivent à trouver une formule simple. Ce sont des formules à partir desquelles tu peux trouver beaucoup de déclinaisons. Il y a effectivement des producteurs qui vont essentialiser cette formule. Quand tu penses au G-Funk tu penses évidemment à Dr Dre, quand tu penses au boom-bap tu évoques directement DJ Premier. Pour la trap on va penser à Shawty Redd qui a créé Thug Motivation 101 de Jeezy. Avec cet album, il arrive à saisir quelque chose. C’est une mise en son très simple: il y a deux-trois éléments qui vont rappeler la Three 6 Mafia, une énorme 808 et un gros clap qui rappellent Pimp C. C’est donc une musique très simplifiée qui va influencer de nombreux producteurs par la suite.

Gucci Mane est probablement le trappeur le plus iconique tant par son attitude que par ses innombrables mixtapes. Comment continue t-il à garder son influence aujourd’hui?

C’est quelqu’un qui a gardé une discipline de travail. Il a constamment produit des mixtapes et a repéré des tas de prodiges en studio comme Young Thug, Future et Pooh Shiesty. Il a toujours eu la tête dans les studios même lors des ses grandes frasques. Il a saisi toutes les évolutions de la trap et c’est la raison pour laquelle il est toujours sur le devant aujourd’hui.

Future et Young Thug ont en fin de compte incarné plus qu’une nouvelle génération de la trap. Ils l’ont complètement renouvelé par leur attitude et leur musique se reflète aujourd’hui chez les plus grandes stars comme Lil Baby ou Gunna.

La trap a réellement commencé à muter dans les années 2010. Aujourd’hui, on parle du flow trap comme celui des Migos mais ce flow n’a rien à voir avec la trap des années 2000. À cette période, le flow des rappeurs était plutôt lent. Cela était justifié par le fait de ne pas montrer d’effort à rapper, pour se rapprocher au plus près de la réalité de dealer. Young Jeezy, par exemple, disait qu’il n’était pas un rappeur mais un trapper. En 2010, on voit ensuite arriver une sophistication dans la trap avec l’utilisation de l’Auto-Tune. Notamment avec Future qui va jouer avec sa voix grave, Young Thug qui va démontrer une totale imprévisibilité dans sa manière de poser et les Migos qui vont mettre en place des flows très rapides.

Lil Baby est aujourd’hui la plus grosse « trap star ». Comment vois-tu son potentiel et son avenir ? Fait-il encore finalement de la musique trap ?

Il y a beaucoup d’éléments de ce genre dans sa musique c’est certain, car la trap a influencé l’ensemble du paysage américain aujourd’hui. Donc il est vrai qu’on retrouve une identité trap dans la musique de Lil Baby. Je pense cependant que ce dernier fait autre chose. Certains ont nommé son style la drip music. Contrairement à des T.I ou Jeezy qui voulaient vraiment incarner la trap, Lil Baby n’a pas eu cette volonté de nomination. Aujourd’hui, très clairement, c’est la nouvelle tête d’Atlanta mais je me demande encore si c’est de la trap que propose le rappeur.

Mike Will (Made It) et Metro Boomin ont lancé la trap dans une autre dimension en la rendant plus « commerciale ». Sont-ils les premiers à avoir fait accepter le rap au sein des grandes institutions commerciales ?

Comme le rap est une musique qui va toujours vers l’avant, elle finit par infuser sur la pop. Je ne pense pas que ces deux producteurs soient les premiers à avoir conquis le marché de la pop. Si on regarde les musiques commerciales de la fin des années 90 et du début des années 2000 comme Britney Spears et Christina Aguilera, on retrouve directement des éléments hip hop. Aujourd’hui, des artistes comme Ariana Grande sont évidemment influencé(e)s par le rap mais au début des années 90 il était moins évident de retrouver cela. Il y a eu ensuite un basculement à l’aube des années 2000.

Mike Will n’est pas le premier à infuser le rap dans la pop. Par contre, il est le premier à infuser la trap dans la pop. Ce dernier ne vient pas du même milieu que la plupart des producteurs trap. C’est un produit de la classe moyenne. Il a donc une autre ambition pour sa musique. Il commence donc à faire des trucs avec Miley Cyrus ou Future, avec une ambition de faire des crossovers. Il va ainsi complètement réussir son coup en produisant “Pour It Up” de Rihanna qui est une version de “Bandz A Make Her Danse” de Juicy J.

Quand on voit le triomphe de la trap à l’international, on peut s’interroger sur son pouvoir d’identification qui paraît assez hors norme.

On pouvait déjà retrouver cela dans le rap il y a 20 ans déjà. C’est simplement le fait que la trap arrive dans une chronologie où le rap est déjà implanté dans le monde. Les codes étant déjà installés, la trap se contente ainsi d’apporter de nouvelles couleurs, de nouvelles rythmiques et de nouveau flows. Il y a aussi un effet démographique dû au fait que les nouvelles générations d’auditeurs ont davantage baigné dans le rap qu’auparavant. La porte était donc ouverte pour la trap qui a cependant redéfini l’essence du rap.

Ta partie dans le livre s’intitule : « Trap, la dernière révolution musicale du rap ». Est-ce vraiment le cas à ton sens?

J’ai l’impression que depuis le début de ce mouvement, aucun autre genre n’a eue la même équivalence. Si on prend d’autres mouvements importants comme la ratchet music de DJ Mustard, on se rend compte qu’elles ont eu un impact mais que cela n’est pas comparable à la trap. Il y a eu beaucoup de rejetons de la trap comme la musique de Pi’erre Bourne ou celle de Ronny J, et c’est là qu’on se rend compte de sa capacité à avoir des rejetons sur plusieurs générations. Cette musique offre un champ libre à de nombreux producteurs comme on l’a vu avec le travail de Shawty Redd avec Young Jeezy.

La drill, au vu de ses nombreuses mutations, peut-elle reprendre le flambeau de la trap ?

La drill a pris une nouvelle dimension lorsque les anglais l’ont renouvelé dans les années 2010. Elle a eu une grande résonance chez tous les jeunes anglais d’origines caribéennes grâce à ses contre-temps. C’est aussi ce qui s’est passé ensuite du côté de Brooklyn. La drill reste cependant un enfant de la trap. Quand Young Chop signe son apogée entre 2011 et 2013, il s’inspire énormément du travail d’un Lex Luger par exemple. Il faudra voir dans le futur si ce genre arrive à se développer davantage. Pour l’instant, elle reste un enfant de la trap ou plutôt une version 3.0 de cette dernière.

Qui est aujourd’hui pour toi le futur de la trap ? 

Aujourd’hui, j’ai l’impression que la trap est arrivée au bout de sa créativité. Je pense que dans quelques années, les rappeurs diront que ce genre est celui de leurs “grands frères”. La trap est déjà vieille en fin de compte, même l’ère des Migos et 21 Savage est dépassée maintenant. Je pense qu’il faut maintenant regarder vers Detroit où de nombreuses pépites sont apparues ces dernières années. Il y a aussi cette musique complètement dépouillée qui se nomme la plug qui peut devenir très intéressante à l’avenir. On voit également que l’essence de la trap, qui est la survie économique, s’est davantage déplacée à Memphis ces derniers temps avec des rappeurs comme Key Glock ou Est Gee

Quels sont pour toi les cinq albums essentiels de la trap ?

Je vais te les donner dans le désordre. Premièrement, je dirais Thug Motivation 101 de Young Jeezy et Shawty Redd. Précisément car cet album est l’essentiel de la trap. C’est-à-dire un récit du quotidien d’un jeune dealer de drogue qui voit l’argent arriver et partir. En deuxième, il y a évidemment Flockaveli de Waka Flocka (Flame) car c’est le symbole de la dynamique du Brick Squad. Cet album incarne la grosse énergie de la trap avec la fin des flows monocordes au profit d’un flow qui se rapproche du crunk. C’est de la dynamite cet album!

Je te dirais ensuite DS2 de Future car c’est probablement son album le plus abouti. C’est dans cet album qu’il expérimente le plus avec Southside et Metro Boomin. On est plus dans de la trap de dealer de drogues mais dans de la trap psychédélique. C’est un album qui parle de la surconsommation de drogues et du blues des trappers.

Je peux après cela te citer Savage Mode de Metro Boomin et 21 Savage. Ce projet est un véritable dépouillement de la trap. On y rencontre le flow « ASMR » de 21 et les ambiances de films d’horreur propres à leur association. Pour finir, il faudrait bien citer un projet de Gucci Mane, ce qui n’est pas facile au vu de son immense discographie. Je pense que son projet « classique » reste Chicken Talk avec DJ Burn One et Zaytoven. Dans ce projet, Gucci devient une véritable icône, il livre un rap fantasque et méchant comme on ne l’a jamais vu dans la trap.