Les rappeurs doivent-ils chanter pour réussir ?

Les rappeurs doivent-ils chanter pour réussir ?

Nous sommes en 2016, il y a maintenant un peu plus d’un mois Jul, Booba, Rohff et Nekfeu sortaient leur album et firent du 4 décembre 2015 une date à marquer au fer rouge sur le calendrier du rap jeu 2.0. Sans la moindre surprise, c’est bien l’ami Jul qui décroche la palme et culmine au firmament du rap game français. L’homme aux pantacourts à fleurs et à la coupe de cheveux approximative arrive à se placer tout en haut des charts avec une musique pour le moins légère. En 2015, c’est donc ce rap qui « marche ». Un rap sans message qui s’écoule à des milliers d’exemplaires et dont le seul but est de faire danser les midinettes en club. Côté US, Drake, Future et Young Thug (entre autres) font un raz-de-marée avec des sorties en rafales et une recette qui fait miracle. Oubliez la trap, la production n’a plus guère d’importance. Aujourd’hui, les rappeurs se sont mis au chant et fredonnent à longueur de journée des titres qui seront visionnés des millions de fois sur YouTube. Le rap se chante et les gens aiment ça. Décryptage d’un phénomène en pleine ascension.

Un peu de douceur dans ce monde de brut

Quel rappeur n’a jamais rêvé de chanter ses propres refrains ? Il faut dire qu’un bon banger rap doit être doté d’un refrain efficace. Bien souvent ces refrains reposent soit sur un sample bien senti, soit sont construits autour d’un gimmick ou encore d’un scratch (pour la vielle école). Très vite les rappeurs ont utilisé la fameuse carte « joker » qui consiste à inviter une chanteuse RnB pour les épauler lors des refrains. Ma$e, Puff Daddy ou encore The Notorious B.I.G. ont très vite adopté ce mécanisme pour donner un peu de légèreté au rap.

Le rap est à l’origine une musique de message, d’émancipation. Je ne vais pas ici vous refaire l’histoire du hip-hop, mais il est clair que quand Afrika Bambaataa de la Zulu Nation débarque à NYC, il n’est pas là pour faire de la musique de club et faire danser les michtos. Mais voilà, le rap est multiple et au fil des années il continue d’évoluer. Le hip-hop c’est un peu l’ado prépubère de la musique. Il regarde son père rockeur avec une certaine admiration, mais préfère imiter son grand frère popstar qui vend des albums à la pelle. Adolescence oblige, le hip-hop est souvent en crise. La dernière lubie de l’ado rebelle est de trainer avec des MCs qui baragouinent (chantent ?) quelques notes de musique avec leur bouche sur une production trap.

Auto-tune mon sauveur

Dans ce plan machiavélique qui consiste à transformer les rappeurs en de vraies Lara Fabian du ghetto, les rappeurs se sont vite confrontés à un problème de taille : leur voix. En effet, bien souvent nos amis rappeurs ont sauté le solfège pour l’école de la rue et très peu d’entre eux savent maitriser leur voix, en tout cas lorsqu’il s’agit de chanter. Et c’est là que la technologie entre en scène pour assister nos amis MCs.

Avant toute chose, faisons un détour par Wikipédia pour bien différencier l’autotune, la talkbox et le vocodeur.

L’ Auto-Tune est un logiciel de correcteur de tonalité dont l’utilité est de palier aux fausses notes. Ce plug-in est facilement utilisable sur Pro Tool

La talkbox se présente sous la forme d’un tuyau que le joueur place dans sa bouche. Un appareil  permettant à un musicien de faire prononcer des syllabes à son instrument de musique en utilisant sa bouche.

Le vocodeur est un dispositif électronique de traitement du signal sonore. Son nom, contraction de voice coder (« codeur de voix » en anglais), a été francisé en « vocodeur ». Il analyse les principales composantes spectrales de la voix (ou d’un autre son) et fabrique un son synthétique à partir du résultat de cette analyse.

Très vite l’auto-tune va être poussée dans ses retranchements et détourné à d’autres fins. Sa première apparition dans le rap (Cher l’ayant déjà expérimenté sur son titre Believe) s’effectue dans les années 2000  avec ce diable de T-Pain. Le MC de Floride va « ringardiser » le game en utilisant l’auto-tune à outrance. Ces titres font un carton et les clubs tournent ses disques en boucle.

Rappeur, chanteur ou énorme escroquerie, personne n’a jamais vraiment su où situer T-Pain, mais une chose est sûre, il est venu donner de nouvelles idées qui vont par la suite être reprises par l’ensemble des rappeurs mainstream. L’auto-tune va devenir une vraie référence dans le monde du hip-hop. Dans les années 2000, avoir son refrain avec T-Pain était carrément devenu le Graal et assurait quasiment systématiquement un succès commercial du titre. Lil Wayne va lui aussi connaitre un immense succès grâce à l’auto-tune. Il va réussir à l’utiliser de façon beaucoup plus intelligente et moins caricaturale. Il va transformer sa voix pour en faire un véritable instrument de musique, comme peut le faire aujourd’hui Young Thug.

Les héritiers Drake et Kanye West

Drake débarque dans le game en 2010 et casse tout sur son passage. Il devient l’apôtre du rap et prophète du mainstream. Lorsqu’il sort en 2011 son album Take Care, le rap est à ses pieds. Il réussit l’exploit de s’émanciper de l’étiquette de gros dur qui colle aux rappeurs pour nous dévoiler une face quasiment jamais exploitée par ses collègues : son côté #hommefragile. Avec ses balades mélodiques, le rappeur canadien fait fondre le cœur des jeunes filles et rafle disque d’or sur disque d’or. Même si des artistes comme Ma$e lui on ouvert la voie, Drake devient le premier chanteur/rappeur véritablement populaire. Les années se suivent et Drake ouvre les portes du rap à la pop culture. Aujourd’hui son statut n’est plus à démontrer, pour preuve, le buzz qu’il a provoqué sur le net avec la sortie de son dernier clip « Hotline Bling » et toute la cargaison de parodies qui s’en est suivie..

N’oublions pas Kanye West qui lui aussi va jusqu’à pousser la chansonnette grâce à l’auto-tune sur son album 808s and Heartbreak. Toujours en phase avec son époque et même souvent en avance (trop ?) sur son temps, Kanye a rapidement senti l’importance de l’auto-tune et du chant pour se diversifier et proposer quelque chose de nouveau à son public. Une fois de plus il tombe dans le mille et fera de ce 808s and Heartbreak un album référence.

Les rappeurs chantent et les mères de famille achètent les derniers albums de rap à la mode pour leurs bambins. Drake devient le gendre idéal. Que se passe-t-il ?

Le rap est en train de s’émanciper et les jeunes loups qui débarquent dans le game n’ont plus qu’une seule chose en tête: faire des vues sur YouTube. Les vocalises de nos amis MCs ont permis au rap de prendre une tournure plus pop. Le fait de pouvoir chanter donne de la légèreté à un son hip-hop qui traditionnellement s’inscrit dans un registre un peu plus brut et sous stéroïde. Le chant permet au public rap de s’élargir et devenir plus diversifié. Deux visions du rap se retrouvent dos à dos comme rarement ce fut le cas dans l’histoire du hip-hop. On retrouve d’un côté un son mainstream, ultra populaire qui passe en club et de l’autre un microcosme underground qui s’inscrit dans la tradition.

Aujourd’hui, la voix remplace la MPC. Le beat n’est plus qu’un simple support pour effectuer des vocalises en zigzag ininterrompu à la manière d’un Young Thug ou d’un Chief Keef qui viennent divertir le rap jeu avec leurs facéties. Le hip-hop n’est plus seulement destiné aux apprentis diggers, mais ouvert au monde. Aujourd’hui, les clubs branchés passent du rap, ELLE écrit sur A$AP Rocky, Kanye West s’érige en rockstar et même ta copine arrive à te fait découvrir les nouveaux artistes rap à la mode à Chicago.

Jul, Gradur, Maitre Gims, PNL : le rap a t-il gagné ?

Pour répondre à cette question, il y a les chiffres et le reste… Commençons par les données quantitatives. Dans le top 15 des  albums les plus vendus en France en 2015, le rap arrive à hisser pas moins de 3 artistes, ce genre serait-il donc devenu populaire ? Encore plus marquant, si on regarde les vidéos « Top des titres – France » de YouTube, on retrouve 7 chansons de rap (ou apparentée) dans le top 10. Le hip-hop de 2015 se consomme autrement. Le rap a emprisonné le web, donc le monde.

Fini les ghettosblasters et les cassettes qui s’échangent sous le manteau. Internet a mis la main sur la musique en général et sur le rap tout particulièrement. En France, le phénomène est clairement identifié. Que ce soit les teenagers avec Maitre Gims ou les hipsters avec PNL, les titres rap « chantés » font un carton. Lorsque Jul, PNL ou Gradur sortent une nouvelle vidéo sur le net, elles sont rapidement positionnées en top vidéo France YouTube. Endroit où tu retrouveras rarement le dernier Bruel ou Garou. Aujourd’hui, une partie de la jeunesse  cherche un exutoire dans la musique rap. Pour eux, le hip-hop doit être un divertissement, de l’entertainment. Ils se moquent pas mal des discours moralistes des MCs qui rappent la rue.

Mais pour ce qui est de la musique… Certains diront que tout ça est un blasphème à la culture rap et à ses valeurs, mais ces personnes devraient se réjouir, car si le hip-hop arrive à créer ces nouveaux rappeurs c’est que la partie est gagnée. Le rap tout comme le rock ou la pop a maintenant ces têtes d’affiche populaires. Des gamines de 13-14 ans se mettent à écouter du rap en placardant des posters de Maitre Gims sur les murs de leur chambre. Le rap est enfin sorti de l’anonymat et de l’underground pour s’afficher en tête de gondole du Leclerc près de chez toi. Et même si les artistes mis en avant par ces chaines de distribution ou les grandes radios ne sont certainement pas représentatifs du hip-hop comme on l’aime ici, qu’importe ! Dans l’inconscience collectif, le rap est aujourd’hui un phénomène qui n’est plus uniquement cantonné à être un marché de niche. Cependant, les médias de masse ont encore du mal avec le rap et à la façon de l’appréhender. Pour preuve, la farce que nous avons dû subir sur le plateau de Laurent Ruquier avec l’ interview de Nekfeu dans « On n’est pas couché ». Les journalistes nous ont une fois de plus ressorti les caricatures du rap et les poncifs que l’on entend depuis des dizaines d’années. Pour les mass-médias, le rap est forcément une musique de banlieusard qui cache une barrette de shit dans une poche et un glock dans l’autre. Le chemin est encore long… Mais restons positif, car le public, lui, emmerde la TV et passe ses journées sur le web. Et pour ceux qui veulent rester sur quelque chose de plus Thug, Booba ou PNL feront très bien l’affaire. Et oui, car maintenant même les MCs « hardcore » se mettent à la chanson.

Qu’il soit rappé ou chanté, cela n’a guère d’importance, ne nous battons pas alors que le combat est gagné. Le rap a fait un long chemin pour arriver jusqu’ici alors prenez soin de lui, qu’importe la forme qu’il prenne. Et même si ton petit frère se prend pour un gars du hood parce qu’il écoute Gradur ou Jul, reste calme, rétorque-lui un petit sourire et attends quelques années pour lui parler de tes classiques et ainsi éviter de passer pour un vieux con. À l’occasion, tu pourras même lui faire découvrir The BackPackerz.

Young Thug