Comment Frank Ocean a redéfini les codes de la pop avec ‘Blonde’

Comment Frank Ocean a redéfini les codes de la pop avec ‘Blonde’

Tout a été dit ou presque sur Frank Ocean et son retour inespéré en 2016 avec Blonde. De l’interminable attente qui le sépare de son premier album, Channel Orange, jusqu’aux nombreuses spéculations autour de son état mental, le come-back de l’ex-membre d’Odd Future aura suscité les théories les plus folles.

Et malgré le flot d’encre qu’il a fait couler, le second effort du prodige californien continue de fasciner plus de deux ans après sa publication. Retour sur cette oeuvre singulière et profondément introspective, dont l’empreinte laissée depuis sa sortie ne cesse d’inspirer les artistes de tous horizons.

Frank Ocean vs the World

C’est peu de dire que Frank Ocean a connu une période d’errance entre l’acclamation unanime qu’à rencontré Channel Orange et la sortie de son tant attendu second album, Blonde. Nous sommes en 2013, Ocean vient de conclure la tournée mondiale de son premier album. Éreinté, à la fois physiquement et psychologiquement, l’artiste n’arrive pas à suivre son nouveau train de vie de popstar montante. S’ajoute à cela des histoires d’abus financiers dont il est victime, le syndrome de la page blanche qui le guette et ses problèmes liés à la drogue deviennent de plus en plus récurrents. Afin de stopper cette spirale négative, il décide de quitter L.A. et de poser ses valises à Londres pour prendre un nouveau départ. Une fois dans la capitale britannique, Frank Ocean disparaît totalement des radars médiatiques et s’attèle à la suite de Channel Orange.

Après quelques années d’une discrétion « D’Angeloesque » et d’annonces de retour non tenues plus tard, Ocean décide de refaire surface. Forcément attendu au tournant, il réapparaît de la plus belle des manières à la fin de l’été 2016. En effet, le chanteur redevient le centre de toutes les attentions lorsqu’il dévoile son plan savamment orchestré mettant en lambeaux son contrat avec le label Def Jam. En grand stratège qu’il est -et puisqu’il ne fait jamais rien comme tout le monde- l’énigmatique crooner balance sans crier gare Endless. Un album-visuel fourre-tout à l’élan expérimental, rempli de productions éthérées et de voix synthétiques, qui vient rompre ses obligations envers la major en plus de décontenancer une bonne partie de ses fans. Désormais totalement indépendant, Frank Ocean ne perd pas une seconde et dévoile le lendemain de ce coup d’échec magistral, le véritable album que tout le monde attendait : Blonde.

OVNI Musical

Toujours là où l’on ne l’attend pas, l’homme qui a redonné au sigle R’n’B ses lettres de noblesse, emprunte sur ce disque une nouvelle direction artistique inattendue. Finis les interprétations flamboyantes et les rythmes langoureux qui faisaient la sève de Channel Orange. Frank Ocean choisit ici la voie du minimalisme pour nous conter ce qu’il a traversé durant ce hiatus de quatre ans. Solitude, drogue, déceptions amoureuses, sexualité débridée et souvenirs d’enfance constituent ainsi les thèmes majeurs de cet album profondément à fleur de peau.

Et pour nous faire part de ses sujets intimes, il prend un malin plaisir à déconstruire les codes établis de la pop. À l’exception peut être de « Pink + White », il abandonne l’idée de faire des morceaux avec une structure classique, quitte à ce que l’auditeur perde ses repères. En cela, « Skyline To » illustre parfaitement cette volonté de sortir des sentiers battus. Dépouillé au possible, le morceau affiche un visage psychédélique qu’Ocean transforme et manipule comme il le souhaite, au gré de ses explorations vocales. Et le tout s’intercale à merveille entre les crève-cœurs que sont « Solo » et « Self Control ».

Voilà qui nous amène à l’autre tour de force du projet : la cohérence assez inexplicable qui s’en dégage, alors qu’il brasse des genres, des atmosphères et des influences radicalement différents. le virtuose s’approprie l’oeuvre de ses artistes favoris et l’en fait totalement sien. Que ce soit ses mélodies solaires dignes des Beach Boys, son goût pour la sophistication qu’il puise chez Bowie ou encore son spleen à la Elliott Smith, Frank Ocean intègre par le biais de clins d’oeil astucieux, l’héritage de ses maîtres à penser dans son journal intime lo-fi.

Pour toutes les raisons qui viennent d’être exposées, il ressort de son second (vrai) opus un aspect particulièrement insaisissable. Comme un grand melting pot où se rencontrent des sonorités tantôt futuristes, tantôt vintages mais toujours ancrées dans notre époque. Faisant de lui un album unique en son genre et une figure d’exception dans un paysage pop/r’n’b quelque peu à court d’idées. Bien moins immédiat que son prédécesseur, Blonde demande du temps pour être apprécié à sa juste valeur. Et c’est peut être là que réside sa principale faiblesse. Il faut être un auditeur tenace pour apprivoiser cet objet pas toujours commode, mais qui, une fois passées les premières écoutes sans reliefs, laisse place à une puissance émotionnelle pour le moins dévastatrice.

« My guy pretty like a girl »

Les plus attentifs auront remarqués que cette très belle image n’est tirée d’aucuns morceaux de Blonde mais qu’elle provient du single « Channel », sorti l’an dernier. Indépendamment de cette appropriation par défaut, ce morceau illustre parfaitement à quel point Ocean, par le biais de son écriture, redéfinit l’identité queer au sein de la pop. Avant d’en arriver à ce constat, revenons à l’origine, en 2012. En effet, lorsque Christopher Breaux (de son vrai nom) a annoncé sa bisexualité dans une émouvante lettre ouverte, l’effet fut libérateur pour plus d’un. Sans pudeur, il y avouait être tombé amoureux d’un homme lorsqu’il était âgé de 19 ans : “It was my first love, it changed my life” confessa-t-il. Ce coming out courageux et historique a ainsi permis de lever le tabou de l’homosexualité dans le milieu du hip hop, communauté pas franchement réputée pour son ouverture d’esprit jusqu’alors.

En ce qui concerne sa musique, elle a toujours été traversée par des thèmes queer, et ce dès ses débuts avec notamment le morceau « We All Try », sur le projet qui l’a révélé aux yeux du monde : nostalgia, ULTRA. Il y soutenait notamment le mariage gay, bien avant qu’il ne soit adopté aux Etats Unis : “I believe that mariage isn’t between a man and a woman but between love and love”. Puis, sur le sublime et désormais classique “Thinkin’ Bout You”, single phare de Channel Orange, il se remémorait sa première romance avec une certaine mélancolie : “Yes of course I remember, how could I forget how you feel ? You know you were my first time, a new feel”. Puis il y eut Blonde où le message, lui, n’est pas aussi explicite et devient plus trouble qu’auparavant. Ainsi, le mot “gay” n’est prononcé qu’une seule fois dans tout l’album et les évocations sur sa bisexualité se font rares, même si, à l’heure actuelle, il s’agit de son projet le plus queer au sens propre du terme, c’est à dire anticonformiste.

Bien qu’il soit devenu une icône LGBT, Frank Ocean n’y tient pas de grands discours et n’offre pas non plus d’hymne prônant la tolérance ou autres prises de position. Cependant, là où son propos est véritablement queer, c’est dans l’entre-ligne de ses textes, qui permet à tout auditeur partageant le même sentiment de marginalisation que lui, de s’identifier. Sa plume, à la fois nuancée et intelligente, englobe ainsi tous les différents profils que l’on peut trouver dans nos sociétés. Il ne cloisonne pas. Mais transforme son cas spécifique en quelque chose d’universel. Il suffit de voir le clip patchwork de « Nikes », pour comprendre qu’il dresse le portrait d’une génération souhaitant s’affranchir des étiquettes.

Justement, d’étiquettes, lui aussi n’en appose plus. On se retrouve ainsi avec un album qui refuse de choisir sa sexualité, la pochette affichant le versant masculin « Blond » tandis qu’il est unanimement connu sur les plateformes de streaming sous son versant féminin, « Blonde ».

Ambiguïté identitaire à son paradoxe, vrai concept autour de la dualité ou simple clin d’oeil à sa bisexualité ? Probablement tout ça à la fois. En tout cas ce qui est sûr avec un opus comme celui-ci, c’est qu’à une époque tourmentée où Trump trahit toutes ses promesses de campagne envers la communauté LGBT, la résonance particulière d’un artiste du calibre d’Ocean, a la capacité de faire changer les mentalités, comme il l’a déjà prouvé par le passé. C’est d’ailleurs tout ce qu’il souhaite, comme l’atteste un extrait de sa fameuse lettre postée sur Tumblr :

My hope is that the babies born these days will inherit less of the bullshit than we did.

L’avant et l’après Blonde

À bien des égards, le visage de la musique mainstream n’est plus totalement le même depuis que Frank a lâché Blonde. Se retrouvant largement commentée, sa réalisation a su stimuler créativement un grand nombre d’artistes. Une relève souhaitant, elle aussi, proposer des alternatives aux carcans qu’imposent la pop de masse. Que ce soit la manière dont l’album a été teasé puis livré (suivant ainsi la tendance des albums surprises qu’a lancée Queen B en 2013 avec son album éponyme), ses textes subtils échappant à toute catégorisation ou bien encore son exigence et sa liberté musicale, l’influence de cette oeuvre hors norme est immense. Parmi les artistes fortement inspirés par le projet du chanteur-rappeur, on compte Lorde. La jeune néo-zélandaise expliquait, lors d’une interview pour Pitchfork comment Blonde a façonné le son de Melodrama, son premier album :

“In this sort of post-Blonde landscape, we can all sort of do whatever we want in terms of instrumentation,” she said. “It’s exciting. I can use guitars and I can get a big, gnarly Flume beat and throw it under water.”

On note également la fascination de la nouvelle scène R’n’B alternative pour le Frank Ocean version 2016. Portés par des structures musicales complexes et des instrumentations à la croisée des genres, mais où la voix reste toujours le vecteur émotionnel principal, ces nouveaux interprètes élargissent la brèche dont il est à l’origine. Il y a Brent Faiyaz et sa fragilité vocale habitant la même sincérité déchirante qu’on peut trouver sur « Ivy ». SZA qui intègre des interludes intimistes de ses proches à la manière de « Be Yourself » et « Facebook Story », tout au long de son très autobiographique CTRL. Le boyband Brockhampton qui oscille entre rap, pop et r’n’b et dont le leader, Kevin Abstract, ouvertement gay, ne cache pas son admiration pour l’homme au bandana rayé, le plaçant comme son influence première. Mais celui qui se rapproche sans doute le plus de ce qui a été accomplit sur Blonde, c’est le canadien Daniel Caesar.

Sorti un an après l’album d’Ocean presque jour pour jour, Freudian est lui aussi une exploration moderne des méandres de l’amour où chaque morceau fonctionne à l’économie. Et là où la ressemblance s’avère troublante, c’est sur la chanson-titre clôturant le projet qui est un clin d’oeil plus qu’appuyé à « Futura Free », l’outro de Blonde. Mêmes durées tutoyant les dix minutes, les morceaux sont scindés en deux parties et comportent la même utilisation étrange d’auto-tune à la limite de la parodie. Tout concorde entre les deux titres. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’un vulgaire plagiat mais plutôt d’un hommage reconnaissant à Frank Ocean pour avoir ramené l’introspection et l’expérimentation au coeur de la pop.

Il est également amusant de constater que deux de ses collaborateurs de longues dates et potes, Tyler, The Creator et A$AP Rocky, se sont eux aussi laissés aller au jeu de l’introspection sur fond d’expérimentation musicale, avec leurs derniers albums en date. De cette façon, le turbulent fondateur d’Odd Future s’assagit sur le soulful Flower Boy, où il se livre plus que jamais. Tyler va même jusqu’à révéler sa possible homosexualité sur le morceau « I Ain’t Got Time » : « I’ve been kissing white boys since 2004 », sans qu’il n’en dise plus, imitant les demi-mots et les non-dits de  Frank Ocean. De son côté, le MC le mieux sapé du rap game, troque son rap un peu lisse pour se raconter le temps d’un album intitulé Testing. Où comme son titre l’indique, Lord Pretty Flacko s’essaye à toute une pléthore d’explorations stylistiques, avec plus ou moins de réussite. Et pour confirmer un peu plus l’inspiration qu’à eu Blonde sur ces deux disques, ils convient Ocean lui-même -pourtant très rare en featuring- pour quelques couplets.

Véritable game changer, Blonde a su dépasser et défier toutes les attentes, pourtant très hautes, en plus d’apporter un nouveau souffle à une pop dans un état quelque peu léthargique. De plus, le nombre grandissant de jeunes artistes se réclamant de son héritage, ne fait qu’appuyer l’importance de cet opus comme initiateur d’une nouvelle pop faite d’abstraction lyricale et de bricolage sonore. À l’instar d’un Kanye West, qui à l’époque de 808s & Heartbreak donnait le ton qu’allait emprunter le hip hop pour la décennie suivante. Il se pourrait bien que le Blonde de Frank Ocean ait un impact similaire à cette oeuvre visionnaire, et qu’il définira le son de demain. Mais seul le temps nous le dira…