Delta – Yakamoz

26/03/2021

DELTA

YAKAMOZ

Note :

Il se passe, sous nos yeux, quelque chose de formidable en France et dans les pays limitrophes. Bon nombre d’artistes décomplexent leur musique, s’inspirent sans retenue, créent avec audace et portent haut les couleurs du rap francophone. La scène underground rayonne et des artistes comme Bupropion, La Fève, Khali ou encore Solray nous infusent de leur lumière. Si une nouvelle génération est en effet en train de se créer sous nos yeux, Delta, jeune artiste parisien, fait définitivement partie de ceux sur lesquels il faut poser le regard et tendre l’oreille.

En l’an de grâce 2020, Delta se dévoile aux yeux du grand public à travers quelques singles et un EP de trois titres « 3h33« . On y découvrait un artiste désireux de se livrer à travers sa musique et de faire de chacun de ses morceaux un horcruxe dans lequel il scellait une part de lui. Dans un style comparable à ce que Hamza faisait sur Zombie Life, ces quelques titres ont permis à Delta d’introduire son nom dans la scène underground et d’être une fenêtre sur son jardin musical. Certes encore plein d’approximations inhérentes aux début d’une carrière, chacun de ces singles a constitué un pavé de la route menant à Yakamoz. Sur ce projet de 6 titres bien plus abouti que ce qu’il a pu sortir auparavant, Delta nous invite à prendre place dans son jardin, à s’y épanouir à ses côtés et à comprendre quels sont les sources responsables de fleurs aussi colorées.

Projet de nécessité

« Ce projet, je l’ai fait parce que j’en avais besoin ». Innombrable est le nombre de fois où cette phrase fut prononcée par des artistes ayant à coeur de démontrer le caractère cathartique voir médical de leur musique. Yakamoz s’inscrit dans la lignée de ces musiques se faisant le prolongement de l’âme de leur créateurs. En ce sens, Delta ne se différencie pas de ses pairs chanteurs pour qui la musique est le biais idoine pour purger leurs émotions et faire table rase de leurs douleurs. À travers ces 6 titres, on se connecte avec un artiste qu’on sent dans le besoin de s’exprimer, mais aussi et surtout dans le besoin d’être compris et de transmettre ce qu’il ressent. Exit les tournures de phrases alambiquées, les métaphores torturées et autres procédés rédactionnels mettant des barrières à la compréhension de l’état d’âme de l’artiste. C’est avec des mots et des images simples qu’il exprime des émotions complexes, permettant à tout auditeur de s’identifier à son récit et son ressenti. L’enjeu de Yakamoz est là, éclaircir ses zones d’ombres et dégager son horizon.

les gouttes d’eau ruissellent sur mes pommettes

Si dans le fond, Delta ne se distingue pas réellement de ses contemporains, c’est dans l’interprétation que ses textes prennent toute une autre dimension.

Un cri dans la nuit

« I have a dream« . Ces mots, pourtant simple de Martin Luther King, résonnent encore aujourd’hui et sont parmi les plus influents de l’histoire de la politique moderne. Leur éternelle influence puise sa source autant dans le contexte où ces mots furent prononcés que dans l’éloquence de MLK. L’analogie entre ces mots et Yakamoz est certes disproportionnée, mais elle étaye l’idée qu’un contexte et une interprétation adéquate peuvent donner à des mots simples une grandeur dont ils sont intrinsèquement dépourvu. Sur ce projet, Delta crée l’espace nécessaire pour porter ses mots, qu’ils puissent se propager et résonner en chacun de nous. Le choix de chaque instrument est judicieux, chaque composition se met au service de la cohérence spatiale qui habite l’EP, épouse les écrits de Delta et transporte sa voix. Bien qu’habillé de fragilité et de vulnérabilité, le flow de Delta ne verse pas dans la fatalité ou l’abandon, bien au contraire. Chacun des 6 titres qui composent Yakamoz est un cri dans la nuit et se fait voix de la détermination et du courage du jeune artiste. Par sa voix et ses mots, Delta nous convainc que tout ira bien et qu’un avenir radieux nous tend les bras.

Esthétisme sibérien

Si elle fait sens c’est encore mieux, mais avant toute chose, la musique s’écoute. Delta ne néglige pas ce point et porte tout au long du projet un esthétisme musical poussé, travaillé et minutieux. L’ambition de ces 6 titres, c’est de les lier autour d’un même thème, mais également d’assurer une continuité et une cohérence dans les sonorités. Ici, la cohérence naît du souffle sibérien autotuné que Delta dépose sur des production moderne à la croisée de la trap et du R&B. Le traitement de sa voix, bien que parfois légèrement trop présent, épouse les sentiments glacials qui le tourmentent et donne de l’espace à des textes emprunts de mélancolie. Instrument souvent associé à la chaleur, chaque note de guitare dans Yakamoz se perd dans un froid saisissant et résonne dans la vacuité créée par la production de Releak. Il faut saluer le travail de ce dernier que l’on retrouve à la derrière l’instrumentale de 5 titres du projet, à l’exception de « Même Si », produit par Babyboi. Il est également primordial de louer l’apparition remarquable et remarquée de Menavor, dont on vous recommande le très bon NEW ERA, sorti l’année dernière.

Dans un projet aussi intime que Yakamoz, il tenait à coeur à Delta de mettre en avant ses origines marocaines. Résultant selon ses dires, plus d’une envie d’explorer les sonorités de ses origines que d’un impératifs artistique, les deux morceaux qui en découlent sont des ovnis dans le paysage musical français. Surement le titre le plus ambitieux et abouti des 6, « Sodade » est une balade mélancolique également vectrice d’espoir et de désir de renouveau. Porté par une interprétation lancinante, le jeune artiste n’accompagne sa voix que d’une composition de guitare et de violon. Point culminant du projet, le morceau porte les émotions à leur climax et invite chaque auditeur à un voyage intérieur pour mieux s’ouvrir aux autres. Yakamoz se clôt sur le merveilleux « Deniya Hanya », dans lequel Delta nous offre un couplet en marocain. Cet hommage à ses racines, au sang qui coule dans ses veines, incarne toute la liberté et la passion avec laquelle il construit sa musique. Ce titre représente également cette nouvelle génération d’artistes fiers de leurs origines et fiers du brassage culturel dans lequel ils ont grandit.

À travers Yakamoz, Delta a cristallisé tout le froid qui l’habitait, quand son compère Solray sur Rouge Carmin, a lui exprimé tout le feu qui le brûlait. Deux artistes que l’on sait proches qui nouent leurs univers, créent des oeuvres complémentaires, et laissent présager un futur radieux au rap français. De l’excitation naît suite à la découverte de ces deux projets, leur créativité est à ciel ouvert, il ne reste qu’à leur souhaiter d’aller décrocher les étoiles.