Aurore Vincenti : « J’ai passé 5 ans à écouter du rap et lire Genius »

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Aurore Vincenti : « J’ai passé 5 ans à écouter du rap et lire Genius »

Linguiste, chroniqueuse sur France Inter et danseuse à ses heures, Aurore Vincenti a sorti un ouvrage nommé Les Mots Du Bitume. Petit dictionnaire reprenant de manière ludique ces mots que l’on perçoit dans la rue, argot massivement utilisé dans le rap français, il nous paraissait nécessaire de rencontrer son auteure afin d’en discuter plus amplement. L’occasion de rappeler, puisqu’il est encore nécessaire de le faire, que « bail », « igo », « pimper », ou encore « déter », ne constituent pas un appauvrissement de la langue française, bien au contraire. Entretien.

« De Rabelais aux rappeurs, petit dictionnaire de la langue de la rue »

TBPZ : Salut Aurore, peu d’infos circulent à ton sujet sur le web. Peux-tu nous présenter ton parcours ?

Aurore Vincenti : J’ai un parcours universitaire très classique. On peut dire que je suis un pur produit de l’élite française. J’ai fait un bon lycée, une classe préparatoire, une école Normale Sup, une agrégation, et j’ai failli faire une thèse. J’ai un peu enseigné par la suite, même si j’ai vite perdu foi en ce métier. Aujourd’hui, je suis linguiste et très contente de ce que j’ai fait. Mais si je pouvais retourner dans le passé, je pense que j’aurais fait de la danse.

Tu es donc linguiste pour les éditions Le Robert. T’ont-elles soutenu dans ton projet d’écrire Les Mots Du Bitume ?

À fond ! C’est une maison très ouverte. Par contre, ce qui a été une vraie entreprise pour moi, c’était le graphisme. Mon désir était vraiment d’avoir quelque chose de travaillé pour, d’un côté avoir un aspect classique car c’est un dictionnaire, et de l’autre conserver un aspect ludique. C’était mon critère de sélection, je voulais que les graphistes aient écouté du rap durant leur enfance, qu’ils aient baigné dans cette culture. Chose qui n’est pas mon cas : j’ai commencé à en écouter il y a cinq ans.

Pour le graphisme, tu avais un schéma type ou on t’a proposé des idées ?

On m’a proposé des idées. La maison de design graphique qui s’y est attelée s’appelle Solide et ils sont basés à Bagnolet. Sur la couverture par exemple, on avait sélectionné quelque chose de beaucoup plus explosif. Celle retenue est peut-être un poil trop classique. C’est le seul regret que j’aurais pu avoir au final.

C’est quoi être linguiste en 2017, compte tenu des nombreuses mutations de la langue française ?

Il y a plusieurs façons d’être linguiste. Je pense qu’on ne serait pas deux à répondre la même chose. Il y a des linguistes qui ont un rapport très traditionnel à la langue, la recherche des origines, l’histoire des mots. D’autres sont centrés sur la phonétique, le son, la sonorité des mots. Et dans une langue orale, c’est pour moi extrêmement important de faire attention à la façon qu’on a de recevoir le mot dans l’oreille, la forme qu’il prend, la manière dont on va le cracher, le malmener. Ce travail sur le son est un travail que j’estime plus contemporain en tant que linguiste.

Tu écoutes donc du rap depuis 5 ans, c’est ça ?

Tout à fait. J’en ai aussi écouté pour mon travail et j’avais une méthode un peu particulière. Elle consistait à écouter titre par titre et potentiellement me laisser emmener vers d’autres titres encore. Je n’ai pas eu la démarche d’écouter album par album. J’ai écouté pas mal de choses. Par exemple cette année, j’ai eu « DKR » de Booba en boucle dans les oreilles pendant des mois. J’ai pas mal écouté Roméo Elvis, puis « Bruxelles Arrive » avec Caballero. J’aime aussi beaucoup Hugo TSR. Ensuite, un truc plus Old School que j’ai beaucoup écouté cette année : La Rumeur.

Pas de Rap US ?

Un petit peu, je dois avouer que je n’écoute quasi que des artistes connus de tous. Kendrick Lamar, son dernier album (DAMN!) déchire, Kanye West bien sûr, Jay-Z. Je suis un peu cliché sur le Rap US, je le sais.

Genius t’a été d’un grand secours on imagine, non ?

Bien sûr ! J’ai passé cinq ans à écouter du rap et à le lire ensuite sur Genius. Au début, je débarquais, je ne comprenais pas grand chose. Le schéma était le suivant : j’avais le son dans les oreilles et les paroles sous les yeux sur Genius. J’écrivais au fur et à mesure les mots que je ne comprenais pas.

Tu disais avoir beaucoup écouté « DKR » cette année. Booba a-t-il été un sujet d’étude majeur sur Genius ?

J’ai pas mal écouté et lu Booba et je peux te dire que ses textes sont incroyables. Je dois avouer que je préfère son époque sans vocoder. Quand il sortait son premier album solo, Temps Mort. Après, comme je te le disais, j’aime beaucoup « DKR ». Donc cela dépend surtout de la manière dont on l’utilise au final. Un groupe comme PNL par exemple, j’ai du mal.

J’aime bien PNL, moi. Je pense juste avoir été « pris » dedans….

« J’ai été pris dedans. » C’est souvent ce que me disent les amateurs de PNL. Quelque part, leur succès est fascinant. On est pris dedans, il y a une énergie et une atmosphère particulières. Personnellement, je n’y ai pas trouvé grand chose, lyricalement parlant. Mais leur mélancolie plait aux gens.

C’est exactement ça. Et j’avoue que j’aime bien PNL depuis quelques mois seulement.

Moi, je ne suis pas encore fan. Je sais qu’il y a des gens qui n’écoutent pas de rap et qui écoutent PNL, mais je ne suis pas conquise pour le moment, et je ne pense pas que ça va changer. Par contre, ils ont tourné un clip en Islande, « Oh Lala », qui est très beau. Cela me fait penser à un truc. J’écoutais l’émission Beatmakers sur Arte Radio. C’était l’épisode avec Dany Synthé, le producteur du tube « Sapés Comme Jamais » de Maitre Gims. Je ne suis absolument pas fan de ce morceau. Néanmoins, j’ai écouté l’émission en entier, et c’était vraiment passionnant.

Pourquoi ?

Le mec t’explique de A à Z comment il a construit la musique, tu vois qu’il y a eu tout un cheminement, toute une réflexion autour de ce morceau qu’on peut voir comme simpliste au premier abord. Je trouvais ça génial. Cela m’a vraiment donné envie d’aller réécouter ce morceau.

D’accord. Avec tout ce que tu as pu écouter ces cinq dernières années, peux-tu nous dire quels sont tes morceaux favoris ?

(Elle réfléchit…) C’est une question difficile. Je n’ai pas eu une enfance dans laquelle j’ai baigné dans le hip-hop. C’est encore récent pour moi et j’estime être encore une néophyte. Il y a quelques mois, j’ai eu par exemple eu un crush pour un morceau de Guizmo, « C’est Tout ». Il y a eu « DKR » bien sûr. J’ai aussi adoré « Mes Fans » d’Oxmo Puccino, très bien écrit. Plus ancien, je dirais « La Guerre Commence » des Sages Poètes de la Rue, « Les Bidons Veulent le Guidon » du collectif Time Bomb. J’ai aussi beaucoup apprécié l’univers de NTM. Aimant beaucoup danser, j’affectionne particulièrement les choses qui ont un minimum de musicalité, de rythme. Néanmoins, je reste très attachée au texte. Grâce à l’étude que j’ai faite, j’ai pu m’y plonger totalement. Un morceau que je n’ai pas cité, mais qui est aussi très fort, c’est « Le Coffre Fort Ne Suivra Pas le Corbillard » de La Rumeur. Ah, il y a aussi un rappeur US que je trouve génial, Lil Dicky !

Pourrais-tu nous parler de l’émission « Qu’est ce que tu me jactes ?« 

Alors, tout a commencé par tous ces mots que j’entendais pendant mes trajets en métro, ou en RER. « Igo », « bourbier », « askip », etc. Ces mots me faisaient marrer, je trouvais qu’ils avaient un rythme, une énergie, c’était hyper communicatif. Cela m’a donné envie de faire des recherches approfondies sur le sujet et je me suis vite rendue compte que le rap était l’endroit où je pourrais arriver à mes fins. C’est comme pour la radio. Il faut du son, il faut illustrer, donc le rap m’a vraiment apporté le côté « archive », le fait de se dire que ces mots existent bien, ils sont employés, on a une trace sonore de cela, et ils ont même une histoire. Cela n’a pas amusé tout le monde que je mette du rap sur France Inter à sept heures du mat’.

Tu as déjà eu des remarques désagréables ?

Oui, mais pas que. Un auditeur m’a déjà dit qu’il n’écoutait pas de rap mais que mes chroniques lui ont donné envie de s’y mettre. Après, j’ai eu des remarques désagréables de la part de certains auditeurs, mais pas au sein de la radio. J’ai bossé avec une productrice, Dorothée Barba, qui était hyper curieuse du sujet. Même si elle est une totale novice du genre, elle m’a vraiment poussé et je l’en remercie.

A qui voudrais-tu que cet ouvrage s’adresse ?

Bonne question. J’aimerais bien qu’il s’adresse à un grand nombre de personnes, autant des gens ne connaissant pas du tout cette langue que des gens qui la parlent un peu, mais qui ont envie de découvrir d’autres mots encore. Car il y en a certains qui existent depuis une bonne dizaine d’années. Si on prend « Daron » par exemple, c’est vieux comme le monde. J’ai aussi pensé à ma génération, car j’ai des proches qui emploient tous les mots du bouquin dans leur vie quotidienne. La langue est en mouvement perpétuel. Un terme comme « poulet » (pour désigner un policier, ndlr), très utilisé par la génération de ma mère (rires), est quasiment obsolète aujourd’hui. On lui préfère largement « condé », ou encore « keuf ».

J’ai aussi un espoir secret : qu’il tombe aux mains de certains rappeurs. Evidemment pas pour leur expliquer quoi que ce soit, mais pour amorcer un dialogue. J’adorerais pouvoir dialoguer avec des hommes ou des femmes utilisant ces termes dans leur domaine, qu’il soit littéraire ou artistique. Pouvoir échanger sur les emplois, ce qu’ils y mettent, l’imaginaire qu’il y a derrière, les évolutions.

Suite à ton travail de documentation, pourrais-tu me dire qui sont les meilleurs lyricistes selon toi ?

Quand la rédaction des Mots Du Bitume fut achevée, je me suis rendue compte que j’avais quand même un gros stock de citations. Avec surprise, je me suis aperçue que je trouvais la répartition assez équilibrée, avec une certaine variété de rappeurs, de différentes époques.

J’ai pas mal utilisé Booba, Jazzy Bazz et Nekfeu par exemple. Je voulais vraiment mettre en avant des artistes pertinents aujourd’hui et pas seulement parler de la Scred Connexion, même s’ils sont géniaux, de La Rumeur, de Mc Solaar ou de NTM. Parmi ces artistes d’aujourd’hui, j’ai aussi mis MHD et Népal par exemple. Je voulais vraiment avoir un équilibre. N’oublier personne. Après tu as eu l’impression que des mecs n’étaient pas là et auraient pu être cités ?

Pas forcément, même si un rappeur comme Nessbeal aurait pu être cité à mon sens. Et tu as peu mis de citations US aussi.

J’en ai mis une, de Doug E. Fresh, sur « Aight ». Mais c’est vrai que j’ai centré le truc sur le rap français.

Tu as eu des retours ?

Côté rap non. Puis, les maisons d’édition n’ont pas l’habitude de travailler avec les médias Hip-Hop. Aussi, je me mets à la place d’un spécialiste de rap, un type qui en connait l’essence et la culture. Je reçois un livre comme celui-ci, je suis d’emblée sceptique. Du coup je peux comprendre qu’un gars comme cela se dise : « Bon, elle est mignonne mais on en a vus d’autres, il y en a eu des bouquins, des lexiques… » Il y a aussi un truc assez bâtard, c’est l’angle qu’on peut parfois prendre. « Les mots des jeunes », « Comprendre le rap », etc. C’est peut-être vendeur mais je voulais absolument m’éloigner de cette imagerie-là.

Quels sont tes futurs projets ?

Je travaille sur le corps en ce moment. Comme je danse beaucoup, je m’intéresse particulièrement à la relation qu’il peut y avoir entre corps et langage. Les mots relatifs au corps, comment on parle de notre corps, comment on parle depuis notre corps. Toutes ces expressions qu’on utilise, genre « ça me casse les pieds », « arrête de me prendre la tête », ou encore « j’en ai plein la tête ». Il y a énormément d’expressions françaises qui renvoient au corps.

Merci à Aurore Vincenti pour cette interview. Les Mots Du Bitume est disponible depuis le 5 octobre. Vous pouvez retrouver l’intégralité de ses chroniques sur France Inter.