Ari Lennox : « J’avais envie de parler de sexe de façon plus directe »

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Ari Lennox : « J’avais envie de parler de sexe de façon plus directe »

C’est l’une des sensations R&B de 2019. En attendant de la retrouver sur scène en décembre prochain lors de sa première tournée européenne, nous avons profité de son furtif passage promo à Paris pour poser quelques questions à celle qui s’est imposée comme la voix féminine et soulful du label de J. Cole.

La veille, Ari Lennox illuminait la soirée organisée par Polydor, division d’Universal Music qui distribue Dreamville Records de ce côté-ci de l’Atlantique. Affable et souriante malgré une courte nuit de sommeil, la chanteuse américaine se livre volontiers à l’exercice du press junket chargé d’assurer le SAV de son premier album studio, Shea Butter Baby, un disque aussi riche et doux que le beurre de karité auquel il emprunte son titre. Avec la canicule estivale qui sévit dehors, c’est dans le cadre bienvenu du salon climatisé d’un hôtel chic aux abords de l’Élysée qu’elle nous reçoit. L’occasion de discuter, entre autres, de ses débuts, de son admiration pour Aretha Franklin et Diana Ross ou encore de son nouveau statut de Première Dame au sein de la bande de rêveurs de l’ami Jermaine.

BACKPACKERZ : Tu as grandi à Washington D.C., au sein d’une famille très portée sur la musique…

Ari Lennox : Oui, j’ai eu une enfance fun ! Je me rappelle que “One More Chance” de Biggie passait en boucle dans la voiture. Ceci dit, mes parents écoutaient surtout du R&B. C’est ce qui m’a façonnée. À force de les entendre fredonner Deborah Cox, Whitney Houston, Mariah Carey… j’ai voulu les imiter. C’est à l’église que j’ai vraiment appris à chanter. Notamment à la Heritage Fellowship Church (à Reston en Virginie, dans la banlieue de Washington, ndlr) où je faisais pas mal de solos. J’ai bien sûr aussi été bercée par la go-go music (un sous-genre de funk typique de la région, ndlr) et des groupes tels que Backyard Band (le groupe de l’acteur Anwan Glover qui interprétait Slim Charles dans la série The Wire, ndlr) ou Junkyard Band. Sinon, j’écoutais les radios soul/funk locales comme Majic 102.3 ou WHUR-FM 96.3. “Inside My Love” de Minnie Riperton, “I’ll Be Good To You” de The Brothers Johnson ou encore “Inside Out” d’Odyssey font partie des chansons qui m’ont marquée quand j’étais petite.

Avant Ari Lennox, tu te faisais appeler Cokecourt. Quelle est la signification de ce pseudo ?

Ça n’a rien à voir avec la cocaïne, je te rassure ! C’est tout bête, c’est parce que mon vrai prénom est Courtney et que je bois beaucoup de Coca-Cola. En réalité, je préfère le Dr Pepper au Coca, mais Cokecourt ça sonne quand même plus cool que Peppercourt ! Bref, c’était mon username sur YouTube quand j’ai commencé à y uploader des reprises.

D’ailleurs, ton vrai nom de famille est Salter. Un lien de parenté avec le chanteur R&B Sam Salter ?

Pas à ma connaissance, mais je ne serais pas surprise d’apprendre qu’il s’agit d’un oncle ou d’un cousin distant. It’s On Tonight, sacré album, trop méconnu.

Tu peux me parler de “The Weed Song” ?

Wow c’est incroyable que tu connaisses ce morceau ! C’est un de mes tout premiers, j’y raconte un bad trip. J’en ai fait quelques uns, donc j’ai arrêté de fumer, mais l’herbe reste néanmoins une source d’inspiration. J’aime l’odeur, j’aime être avec des potes qui fument, le côté convivial, j’essaie d’incorporer ça dans ma musique.

Ce morceau date de 2010. Ça correspond à l’époque où tu faisais la navette entre Washington et New York pour participer à des open mics ?

Exactement. C’était avant que je rencontre mon manager Justin LaMotte en 2012. J’ai d’abord eu l’opportunité de faire quelques petites scènes locales, à la Howard University par exemple. Mais j’ai vite compris que je devais monter sur New York si je voulais obtenir plus de visibilité. Via des amis sur place, j’y ai rencontré un rappeur incroyable, ScienZe, qui m’a prise sous son aile et m’a présentée à un collectif de Brooklyn, Barrelhouse. Ils se réunissaient toutes les semaines ou tous les quinze jours, et tous les artistes étaient les bienvenus pour y exprimer leur talent, que ce soit le rap, le chant ou la danse. J’ai commencé à y aller régulièrement, les gens ont kiffé ma voix, ça m’a motivée pour enchaîner les open mics et les showcases. J’ai également passé des auditions pour les émissions American Idol et Making The Band, mais sans grand succès. Tout ça a été une expérience très formatrice qui m’a amenée à sortir mon premier projet, Five Finger Discount, en 2011.

Tu as mentionné ton manager Justin LaMotte et le rappeur ScienZe, mais il y a une autre personne qui a joué un rôle déterminant à tes débuts : David James, le leader du groupe hip-hop/jazz Ndelible.

Oui, c’est mon meilleur ami depuis toujours, un mec en or, un musicien et un chanteur hyper talentueux ! Je passais des journées entières chez lui, à improviser des mélodies et écrire des textes en l’écoutant jouer de la guitare. On a créé tellement de chansons de cette façon. C’est d’ailleurs lui qui a produit l’essentiel de mon EP Ariography en 2013.

Comment s’est opérée la transition entre ce EP et ta signature chez Dreamville ?

Dans la foulée d’Ariography, j’ai continué de bosser avec Dave et aussi Raphael Jason Zamora (cf. les morceaux “Bound”, “Jane Novacane” et “Whatever We Are” postés sur son SoundCloud à l’été 2014, ndlr) et je me suis rendue compte d’une chose : je n’étais pas complètement honnête, je ne me livrais pas entièrement. J’étais dans un délire R&B romantique, alors qu’au fond de moi j’avais envie de parler de sexe de façon plus directe et franche, voire même un peu ratchet. J’avais aussi envie de chanter sur des instrus plus hip-hop, mais sans toutefois perdre le côté soulful. Je savais que je devais rendre mon son plus accessible pour toucher plus de gens et ça passait par ce mélange-là. C’est dans cette optique que je me suis connectée avec DJ Grumble, et c’est ce qui a ensuite attiré l’attention de J. Cole.

Il y a un morceau en particulier qui symbolise bien cette évolution, c’est “Backseat”. J’ai crû comprendre qu’il en existait une première version et que tu l’as ré-enregistré pour ajouter Cozz en featuring, c’est vrai ?

Comment tu sais ?! (agréablement surprise) Les gens aux États-Unis n’accordent pas beaucoup d’attention à ce genre de détails, ça me fait plaisir que tu l’évoques ! J’avais effectivement enregistré une première version sur mon ordinateur portable, que j’avais uploadée sur SoundCloud. Quand j’ai rejoint Dreamville, J. Cole a kiffé ce morceau, donc on l’a mixé et masterisé proprement, puis Cozz a posé dessus. C’est cette version peaufinée qui figure sur la compilation Revenge Of The Dreamers II et sur mon EP Pho. Mais concrètement c’est la même instru, elle a juste été légèrement accélérée.

Comment expliques-tu qu’il se soit passé autant de temps entre ta signature chez Dreamville fin 2015 et la sortie de ton premier album studio en mai dernier ?

D’une certaine manière, je suis contente qu’on ait pris le temps de maturer Shea Butter Baby, parce que si on l’avait sorti juste après Pho, il aurait sonné différemment. “BMO” et “I Been” datent d’il y a trois ans, mais la plupart des morceaux ont été créés plus récemment : “New Apartment” et “Whipped Cream” en 2017, “Up Late” seulement l’année dernière, etc. Il y a beaucoup de producteurs maison chez Dreamville, donc il faut composer avec les avis, les directives, les emplois du temps des uns et des autres, il y a de nombreux allers-retours sur les morceaux. C’est un travail collégial passionnant, un long processus qui m’a aussi permis de trouver le parfait équilibre entre mes aspirations soulful et hip-hop, entre parler de sexe et parler de choses du quotidien, comme emménager dans mon premier appartement, bref parler de mes expériences de la façon la plus honnête qui soit. Il n’y a que comme ça que les gens peuvent s’identifier à ta musique. Qui n’a pas déjà fait l’amour à l’arrière d’une voiture ? (rires)

J’en déduis que “Chicago Boy”, accessoirement mon morceau préféré de l’album, est tiré d’une histoire vraie ?

Tous mes morceaux sont tirés d’une histoire vraie ! Effectivement, une fois j’ai rencontré par hasard un mec super mignon et cool à Chicago, on a flirté, mais on n’a pas couché ensemble, j’avais un vol le lendemain, je n’étais même pas sûr de le revoir un jour, donc est-ce que ça en valait vraiment la peine ? Ce mélange d’excitation et de crainte de passer à l’acte, c’est ce que j’ai voulu retranscrire dans cette chanson. Toutes les filles ont déjà ressenti ce truc.

Tous mes morceaux sont tirés d’une histoire vraie

Pourrais-tu développer sur le côté collégial du processus créatif chez Dreamville ? C’est clairement ce qui ressort du documentaire à propos de la nouvelle compilation Revenge Of The Dreamers III : comment as-tu vécu ces sessions d’enregistrement ?

On a enregistré la compile sur dix jours à Atlanta, c’était assez fou ! Moi, j’étais juste là, à passer d’une session à une autre, à traîner avec les gars entre les sessions : Cole, Guapdad 4000, Buddy, Smino, J.I.D, etc. Pouvoir bosser simultanément avec autant de songwriters talentueux, c’est assez unique : Chrystel Bagrou, Yung Baby Tate, Vincent Berry II et j’en passe… Le principe était assez simple : j’improvisais des harmonies, je chantonnais en yaourt pour brainstormer avec les songwriters, puis on écrivait les lyrics au fur et à mesure que l’instru se construisait. C’est comme un puzzle en fait : chaque mot, chaque vibe, doit trouver sa place. On affine, on réagence les différentes pièces si besoin, jusqu’à ce que ça fonctionne parfaitement et qu’on soit satisfait. Sur certains morceaux, je me contentais juste de poser un chœur, donc c’est plus un travail d’exécutante, mais ça reste intéressant, même à un petit niveau tu participes quand même à la magie du truc. Bref, c’était vraiment une expérience incroyable, en plus j’ai rencontré mon copain pendant ces dix jours !

La comparaison entre Dreamville et TDE revient souvent, mais en terme de dynamique et de proposition artistique, je trouve qu’il y a plus de similitudes avec les Soulquarians par exemple. Ça te fait quoi d’être la Erykah Badu de Dreamville ?

Oh mon Dieu ! Merci beaucoup, c’est trop d’honneur ! (rires) Tu dis ça à cause du morceau “Got Me” sur Revenge Of The Dreamers III ? Je t’assure que ce n’est pas une référence à “You Got Me” de The Roots pourtant. Par contre c’est vrai que ce dernier a inspiré certains titres de mon album, “Shea Butter Baby” en particulier. D’une certaine manière je vois ce que tu veux dire, le côté hip-hop/soul avec moi comme seule fille au milieu de la bande… Aujourd’hui j’assume complètement d’être la First Lady de Dreamville, mais au début ce n’était pas évident, car j’avais le sentiment de ne pas avoir un CV assez fourni pour ça. Maintenant que j’ai deux beaux projets chez Dreamville, je pense que j’ai désormais la matière suffisante pour que les gens me prennent au sérieux, comprennent que je ne suis pas sur le label par hasard ou par copinage. Oui, je suis enfin à l’aise avec ce statut et c’est agréable de savoir que J. Cole et les autres gars sont fiers de moi.

Est-ce que tu peux me parler de l’une de tes plus grandes idoles, Aretha Franklin ?

Elle avait tellement d’amplitude dans sa voix, tellement de maîtrise ! Elle chantait aussi bien quand elle poussait la voix, quand elle était dans la puissance et la performance vocale pure, que quand elle était dans un registre tout en douceur, quasi mielleux, comme dans “Day Dreaming” par exemple. Vocalement, elle faisait passer tellement d’émotions différentes, le tout avec tellement de facilité, tellement de naturel, c’est un modèle absolu à ce niveau, dont j’essaie de m’inspirer autant que possible. Et puis j’aime le fait que c’était une authentique chanteuse d’église, mais qui n’avait pas peur d’embrasser la musique populaire. Elle était aussi à l’aise dans les deux répertoires. Quand tu écoutes ses chansons, tu sens la présence de Dieu, même quand elle ne parlait pas spécifiquement de lui. Je trouve ça cool !

Une autre de tes influences est Diana Ross. On est d’accord que la pochette de Shea Butter Baby est un clin d’oeil à celle de son deuxième album Everything Is Everything ?

Absolument ! J’ai toujours voulu lui ressembler, même si je suis moins fine qu’elle… (rires) J’adore son style, comment elle s’habille. Attendez-vous à ce que je porte des fringues très “Diana Ross” sur scène quand je vais revenir à Paris cet hiver (Ari Lennox sera en concert à La Bellevilloise le 14 décembre prochain, ndlr) ! On bosse sur mes tenues en ce moment justement.

En parlant de scène, il y a une rumeur selon laquelle tu aurais fait la première partie d’André 3000. Sérieux ?

Ahah non, c’était un mytho ! Ça remonte à il y a longtemps, j’essayais par tous les moyens d’être bookée à je ne sais plus quel festival ou concert et j’ai inventé cette histoire pour faire genre et attirer l’attention des organisateurs. C’était stupide, j’en conviens, surtout qu’on m’en parle encore, la preuve ! (rires)

Dernière question : sans réfléchir, quels sont tes albums rap et R&B préférés de tous les temps ?

The Miseducation Of Lauryn Hill, l’album éponyme d’Aaliyah, Confessions d’Usher, Voodoo de D’Angelo, Be de Common, Food & Liquor de Lupe Fiasco et Late Registration de Kanye West.