Eem Triplin – Melody Of A Memory

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17/02/25

Eem Triplin

Melody Of A Memory

Note :

Avec ce projet, Eem Triplin se frotte à l’exercice du premier album ô combien significatif et périlleux dans une carrière. S’agit-il d’une folie de jeunesse ou d’une œuvre mature? Analyse.

Ce nom ne vous dit peut-être pas encore grand chose et pourtant Eem Triplin (Naeem à la ville) est en train d’écrire son histoire sous nos yeux. Né en Pennsylvanie en 2001, cet enfant de la génération Internet va, comme bon nombre de ses pairs, tromper l’ennui devant les écrans durant sa jeunesse. 

Loin d’être oisif, il va réussir à combiner son amour pour la musique à la patience qu’implique la création : “ Déjà, mon frère avait FL Studio. Mon pote avait un bon ordinateur que j’empruntais et sur lequel je faisais des beats dessus. Puis on rappait ensemble dessus avec des notes vocales sur le téléphone. En 2014, on faisait des freestyles, on faisait des instrus sur lesquelles on s’enregistrait en une prise. ” (Source: Lyrical Lemonade TV, 2023)

De ces premiers contacts avec la production amateure naît tout naturellement un enthousiasme dans la création stakhanoviste de type beats. Cet emballement créatif s’articule autour de compositions à la Lucki qui vont d’abord lui apporter sa première dizaine de milliers d’abonnés sur YouTube avant d’axer son contenu autour de Trippie Redd

Une stratégie payante pour ce gamin ayant compris les codes d’Internet puisqu’à mesure que sa popularité augmente, une économie se dégage de son travail lui offrant à la fois un premier trophée argenté par la firme de Google mais également les premières sommes découlant de son art. Cette notoriété embryonnaire attirera l’attention du rappeur $NOT qui va s’empresser de collaborer avec lui sur “Revenge” en 2020 avant de donner naissance à d’autres morceaux démontrant leur alchimie artistique tels que “STRANDED*” ou “Demanding”.

Toutefois, Triplin n’est pas uniquement un pourvoyeur de type beats puisqu’il crée en parallèle son propre répertoire musical, à commencer par la chanson “Oh My*” en 2018 succédée par quelques EP sortis entre 2019 et 2023. Ces années ont été importantes pour la fondation de sa carrière, puisqu’elles ont permis à l’artiste de connaître son premier véritable succès grâce à “AWKWARD FREESTYLE” qui s’est rapidement enchaîné avec “LOUIE V” en 2022.

S’il a goûté à l’expérience du succès viral, il va également apprendre ce qu’est l’authentique vie d’artiste en sillonnant les routes du pays pour promouvoir ses créations. 

De quoi gagner en maturité mais aussi un certain recul sur sa propre carrière : “ La première année où j’ai réellement percé, soit en 2022, je n’étais pas dans l’optique de créer un album mais plutôt d’envoyer des singles car c’est le mode de consommation actuel. Il faut être présent. En 2023, j’ai fait trois tournées (avec Lucki, $NOT et la sienne) et j’ai sorti mon EP STILL PRETTY. J’ai senti que je faisais trop de tournées et que je ne pouvais pas me poser pour créer. C’est pour ça que j’ai décidé qu’en 2024, j’allais ralentir le rythme pour me concentrer sur la création. Ça a pris du temps parce que je voulais proposer quelque chose de meilleur par rapport à mes précédents travaux. ” (Source: Bootleg Kev, 2025)

Un tel ralentissement de sa productivité démontre surtout une prise de conscience assumée et mature de la part d’un artiste ayant à cœur de construire une discographie digne de son ambition. Cette grande aspiration a de quoi attirer d’autres artistes vers lui à l’instar d’une collaboration surprenante avec l’ex-leader des Fifth Harmony, Camila Cabello plutôt coutumière à s’associer avec les pointures de l’industrie comme Young Thug, Drake ou Playboi Carti.

Si ces trois noms attirent aisément les streams par millions, pour un rookie tel que Eem Triplin il s’agit d’un autre cas de figure moins clinquant sur le papier mais plus audacieux pour leurs trajectoires respectives. En effet, c’est El Guincho, illustre producteur de ROSALÍA, Sampha et de Lous and The Yakuza qui va tomber sur les productions de Triplin publiées sur le net avant de jouer l’entremetteur auprès de la chanteuse de “Havana”. Un featuring loin d’être anodin qui ne fait que confirmer un gros potentiel déjà adoubé par un mastodonte du genre.

L’heure de l’album a sonné. 

Soundtrack 2 My Life

Pour construire un album solide, il lui faut un nom assez évocateur et marquant afin d’endosser toute la charge artistique que son auteur souhaite lui conférer. C’est à cet égard que celui-ci a été mûrement réfléchi et espère transmettre un sentiment de nostalgie nourri par la musique et les influences qui l’ont accompagné depuis toujours : “ Lorsque tu entends des sons, des accords d’une chanson qui t’est familière, elle peut te ramener à une époque précise comme ton enfance ou alors un sentiment particulier etc… Je me dis que cet album peut également devenir la bande originale de mon public. ” (Source: Bootleg Kev, 2025)

En effet, cet album est construit comme un relais de transmission musical servant d’une part de base créative pour son auteur et d’autre part d’un hommage non dissimulé, à commencer par Childish Gambino : “ À l’époque, je n’avais pas l’argent pour acheter les albums alors j’utilisais Youtube MP3 Converter. Je me souviens de l’avoir fait pour télécharger Because the Internet de Childish Gambino. J’ai téléchargé chaque chanson en respectant la tracklist pour les mettre sur mon iPod. ” (Source: Lyrical Lemonade TV, 2023)

De ce piratage compulsif se cache en réalité un immense fan de Glover dont l’ombre des albums Because the Internet, Kauai et Atavista planent sur quelques morceaux du projet comme “If We Being Honest”. Cela n’a rien de surprenant puisque Triplin tire parti des disques ayant le plus de sonorités R&B / Pop dans la discographie de Gambino pour s’appuyer sur leur capacité mélodique. 

Des sonorités également maîtrisées avec brio par Steve Lacy dont Triplin est fan : “ Si je pouvais faire de la musique comme quelqu’un, ça serait comme lui. J’aurais aimé savoir chanter comme ça ! ” (Source: On The Radar Radio, 2023)

Plus que tout, “If We Being Honest” reflète un profond désir de s’approprier ce cocktail d’influences pour l’appliquer dans sa propre production.Cette volonté se traduit par une étroite collaboration avec le noyau artistique de ses inspirations susnommées. Dans cette même chanson (ainsi que dans plusieurs titres du projet), nous retrouvons une liste impressionnante de grands noms tels que Dahi, Ely Rise qui ont été les principaux architectes sonores ayant érigé leurs derniers projets (Atavista, Bando Stone and The New World, Gemini Rights) mais aussi Matthew Castellanos.

Ce dernier est sans doute moins connu du grand public mais il n’en reste pas moins influent puisqu’il collabore avec le bassiste de The Internet depuis le début de sa carrière, à la fois dans la réalisation de certains de ses clips (“Some”, “Ryd”, “Dark Red”) mais également dans l’écriture des chansons telle que le fameux “Bad Habit” vampirisé par TikTok.

Certes, le mimétisme de l’équipe de production peut éventuellement faire sourciller certaines personnes dubitatives mais le résultat final demeure très bien exécuté sans frôler la vulgaire copie pour autant. Sa qualité de producteur l’autorise à parfaitement ajuster ce qu’il souhaite intégrer à son art en rendant le tout équilibré et bien digéré.

Néanmoins, le kid de Pennsylvanie possède également d’autres héros d’enfance qui figurent dans la bande originale de sa vie. Comme il l’a confié auprès d’Office Magazine en 2023, il y a deux albums qui l’ont fait plonger dans la musique: Live. Love. A$AP d’A$AP Rocky et Wolf de Tyler, The Creator

Deux albums importants dans l’ère contemporaine du rap qui s’ajoutent à d’autres plus récents : “ J’ai beaucoup aimé CALL ME IF YOU GET LOST, je suis un stan! “WHARF TALK”, “SORRY NOT SORRY”, “WHAT A DAY”, “DOGTOOTH”, le morceau avec Vince Staples, celui avec YG… J’adore! (…) Tyler est vraiment le GOAT ! ” (Source: On The Radar Radio, 2023)

Dans le sillage de la nouvelle génération d’artistes biberonnée par Odd Future comme detahjae, Triplin avait déjà manifesté son admiration pour le musicien de Hawthorne par le passé en samplant son morceau “Awkward” pour son “AWKWARD FREESTYLE” mentionné plus haut. Un morceau charnière puisqu’il lui a valu par la suite une précieuse reconnaissance de la part du créateur fantasque. En ce sens, l’apport de Tyler et a fortiori des Neptunes se fait merveilleusement entendre sur ce disque dans les morceaux “Came In It”, “DUYA” (qui rappelle le fameux “WHARF TALK”), “Kingdom of Hearts” ou encore “23”.

En ce qui concerne l’empreinte d’A$AP Rocky, nous pouvons l’observer dans “Tall Tales”. Pour ce faire, l’éminent Clams Casino a répondu à l’appel de Triplin afin d’amener sa légère touche cloud rap rappelant les premiers émois du rappeur de Harlem à ses côtés. Dans une certaine mesure, cela peut également évoquer le travail de Mike WiLL Made-It avec la façon dont les notes suspendues et atmosphériques devenaient la signature de ses tubes avec Rae Sremmurd.

Cela se prolonge sur le génial “On And On”, qui, au-delà de fournir une esthétique semblable à ce qu’à pu faire Rocky dans AT.LONG.LA$T.A$AP, (comme “Fine Whine” pour ne citer que lui), s’embarque dans une sublime esthétique minimaliste à la Cashmere Cat et Moses Sumney.

Bien qu’elles soient les plus prégnantes, ce projet possède d’autres couleurs musicales encore plus subtiles et maîtrisées. Nous pouvons tenir pour exemple le morceau “FEYONCÉ” dont l’ambiance demeure similaire à ce que peut accomplir Noah “40” Shebib dans les textures sonores étouffées. Enfin, l’impact du floridien 454 se fait clairement entendre dans l’efficacité de la fausse nonchalance mélodique dont Triplin fait preuve sur “FIJI”, “Out Miami” et “23” (dont ce dernier s’apparente à ce qu’a pu réaliser John Carroll Kirby sur l’album When I Get Home de Solange)

Même si l’éventail de références s’avère être assez large, l’ensemble fonctionne admirablement bien et démontre surtout une maturité artistique étonnante pour un rappeur qui n’est qu’à l’aube de sa carrière. Pourtant cette même maturité va se heurter à un tout autre problème: celui de la composition des textes. 

Le spleen du stylo

Effectivement, si nous relevions précédemment tout le panache de son éclectisme musical, il s’agit ici d’une toute autre affaire en ce qui concerne l’élaboration du texte.

L’amour étant le sujet le plus populaire et universel qui soit, Triplin se donne à coeur joie dans la thématique sentimentale sans jouer au crooner de service : “ J’ai des influences R&B et je gravite autour de ce genre mais j’ai pleinement réalisé que ma musique ne l’était pas lors de la tournée que j’ai pu faire avec Bryson Tiller. ” (Source: Bootleg Kev, 2025)

Pourtant, tout tourne autour de cette perspective sans réellement apporter de relief, de dimension à ses propos. Si cela fonctionne à merveille sur certaines ballades telles que “DUYA”, “If We Being Honest” ou encore “On And On”, il lui arrive parfois de rater le coche comme sur “IYKTYK” et “FEYONCÉ”. Ces deux morceaux sont assez symptomatiques des lacunes évidentes que nous pouvons tirer de ce disque. 

En effet, à travers une écriture encore trop peu solide et convaincante à certains égards, ces chansons peinent à décoller et n’ont que la qualité de la production pour les mettre en lumière. On en tient pour preuve des paroles parfois assez pauvres qui frôlent la limite du journal intime adolescent :

I need a Beyoncé fiancé

To come and keep my mind straight, my vibe throwed off

If we was all with, then we’d be all straight

That’s why I can’t stop grindin’ till my bills paid off

I need Nicki Minaj to ménage me, of course

I wonder if Ari’ Grande gon’ like me when I’m on

Pour autant, cette critique est à la hauteur de son expérience puisqu’il s’agit de son premier album. Néanmoins, nous aurions sans doute souhaité en apprendre davantage sur la personne derrière l’artiste plutôt qu’une succession de chansons tantôt géniales ou moyennes sur des schémas thématiques qui, sans être dénués de sincérité de prime abord, demeurent superficiels par la suite.

Malgré tout, ce premier opus d’Eem Triplin reste plein de promesses. Certes, la qualité de l’écriture n’est pas toujours au rendez-vous mais il a toute une carrière devant lui pour rectifier ce point faible. En revanche, sa maturité créative est impressionnante, tant dans la cohésion musicale du projet que dans la façon dont s’articulent les références sans jamais interférer avec sa singularité artistique. Le projet est coloré, foisonnant d’idées et bluffant par sa proposition, surtout venant de la part d’un artiste de seulement 24 ans.

Si Dahi a.k.a Monsieur “Money Trees” s’est enfermé en studio pour travailler avec lui, c’est qu’il mérite une attention toute particulière. En tout cas, il est dans notre radar et on ne compte pas perdre sa trace de sitôt.