Drake et la théorie de « sélection naturelle » des singles

Drake

Drake et la théorie de « sélection naturelle » des singles

Ce n’est pas une nouvelle, Drake est l’un des artistes qui a le mieux et le plus vite compris l’ère du streaming, et qui a donc parfaitement su l’utiliser en sa faveur. Parmi ses stratégies les plus efficaces, le boy de Toronto a notamment pris l’habitude, depuis quelques années déjà, de laisser les auditeurs dicter ses choix de singles au lieu de le décider lui-même (ou son label) en amont, comme le veulent les plans de communication plus traditionnels de l’industrie musicale. Une certaine idée de la démocratie que l’on a eu envie d’analyser plus profondément.

People’s Plan

Au moment où sont écrites ces lignes, le dernier tube planétaire de Drake, « God’s Plan » est déjà triple disque de platine, tandis que son clip (bien que controversé) accumule presque 70 millions de vues. Des chiffres records impressionnants, qui font parfois oublier que ce titre a été à la base publié au sein de l’EP Scary Hours, sans distinction particulière par rapport à l’autre morceau qui le compose, « Diplomatic Immunity ».

Même si l’on peut parier que Drizzy (et sa team) avait repéré le potentiel supérieur de « God’s Plan », le fait est que le titre n’a jamais été présenté comme le lead single, et que le clip est arrivé alors que le buzz était déjà énorme, rien qu’avec la version audio. De là à dire que Drake se sert du streaming comme moyen de sélection naturelle de ses singles, il n’y a alors qu’un pas…

Une stratégie déjà éprouvée

Il faut dire que ce n’est pas la première fois que le boss d’OVO nous fait le coup, loin de là. En effet, s’il on observe bien les choses, quasiment tous ses récents méga hits sont nés d’opérations similaires. Début avril 2016, « One Dance » est dévoilé en même temps que « Pop Style », featuring Jay-Z et Kanye West, aka The Throne. Plus tard, Drake expliquera qu’il avait préféré ajouter ce second titre dans un but de réassurance, au cas où le public ne comprenne pas la direction artistique du premier, très orienté dancehall.

Quelques mois plus tard, rebelote avec « Fake Love », qui fut quant à lui « noyé » au milieu de non pas deux, mais trois autres titres : « Two Birds, One Stone », « Sneakin' » (feat. 21 Savage) ainsi qu’un remix de « Wanna Know » de Dave.

Enfin, début 2017, le rappeur canadien poussera le concept encore plus loin avec la sortie de son album/playlist More Life, sorti sans aucun single préalable (« Fake Love » sera inclus à la tracklist pour inclure ses streams dans les chiffres de l’opus). Au petit jeu des votes du public, c’est « Passionfruit » qui tirera rapidement son épingle du jeu parmi les 22 tracks du projet. Et devinez quel morceau est officiellement envoyé au radio dix jours plus tard (le 28 mars pour être précis) ?

Transfert de pouvoir et risk management

Même si tout cela peut en réalité n’être que manipulation, l’avénement de streaming et des usages qui en découlent donne au moins l’impression de redonner le pouvoir au vrai décideur des succès d’un artiste : le public. Jusqu’ici, les auditeurs devaient en effet davantage subir les choix souvent discutables des directeurs marketing, qui imposaient la vision d’une major à coups de singles formatés et matraqués en radio. Mais aujourd’hui, il semble que le rapport de force se soit inversé grâce au choix et à la liberté offerts par les Spotify et autres Apple Music. Un changement de paradigme qu’a donc su merveilleusement embrassé notre cher Drake.

D’autant que du point de vue de l’artiste, et notamment pour un débutant, ce nouveau modèle a l’avantage de réduire les risques en termes d’investissements. Au lieu de tout miser sur un titre en amont (clip, promotion, etc.), il a désormais davantage intérêt à sortir tranquillement une mixtape, un EP ou un album, laisser le public décider du single pour seulement ensuite mettre le paquet sur le numéro gagnant. Avec un titre qui a déjà fait ses preuves en streaming, investir dans la production d’un clip ou renforcer la promo ne pourra qu’étendre l’audience naturelle et réduira ainsi au minimum les risques encourus.

Je m’égare peut-être un peu mais c’est presque algorithmique : par exemple, vos amis social media managers vous expliqueront sûrement qu’il est beaucoup moins onéreux de médiatiser un post Facebook ayant déjà bien fonctionné organiquement (likes, commentaires, partages…) plutôt que de le médiatiser a priori. Eh bien c’est la même chose avec les singles en musique. CQFD.

Drake n’est pas seul

Bien sûr, Champagne Papi n’est pas le seul à avoir testé cette stratégie du « je vous propose une shortlist de morceaux, choisissez le meilleur ». Du côté de la pop, on trouve par exemple quelqu’un comme Ed Sheeran. Vous imaginez sûrement que son énorme tube « Shape of You » a été lancé en grande pompe avec un clip officiel ? Faux ! Le 5 janvier 2017, le titre a été envoyé au sein d’un lot de deux (tiens tiens…), en compagnie de « Castle on the Hill ». Même si ce dernier a également bien performé, c’est bien « Shape of You » qui explosera littéralement tous les compteurs, avec plus d’un milliard de streams totalisés en 2017 sur Spotify (détrônant au passage… « One Dance » de Drake) et plus de trois milliards de vues du clip sur YouTube (!), pour devenir ainsi dans l’inconscient collectif de chacun le véritable lead single de l’album ÷.

À l’inverse, d’autres stars n’ont pas encore bien saisi toutes les subtilités du streaming. C’est par exemple le cas de Justin Timberlake (37 ans), qui a suivi le schéma traditionnel, avec trois singles promotionnels (« Filthy », « Supplies » et « Say Something ») accompagnés de leurs clips respectifs révélés à intervalle régulier jusqu’à la sortie de son nouvel album Man of the Woods, que tout le monde a déjà oublié un mois après sa sortie. Bien sûr il y a toujours des contre-exemples, comme Kendrick Lamar, qui a imposé le single « HUMBLE » avant la release de DAMN. Mais bon, c’est bien connu, Kung Fu Kenny ne se trompe jamais…

À part ces exceptions, la sélection naturelle des singles par le public représente-t-elle l’avenir de la démocratie ? Vous avez trois heures.