L’expérience Che Lingo, la preuve par le risque

Che Lingo Cover

L’expérience Che Lingo, la preuve par le risque

Che Lingo considère la prise de risque comme essentielle à sa vie et dénonce avec aplomb les injustices subies autour de lui. Le rappeur de 28 ans s’appuie sur son vécu et des paroles tranchantes, pour nous donner à voir sa perception de la société et ses états d’âmes.  

Le pseudo de Che Lingo provient de son nom de famille (prononcé ‘shay’) et du mot lingo (traduit par ‘dialecte’). « Le magicien de Wandsworth », un district de la banlieue sud de Londres dont il est originaire, est le premier enfant d’une mère alors âgée de 17 ans. Il grandit sans son père, qui quitte le foyer familial avant même sa naissance.

Après avoir été impliquée dans des activités illicites, la mère de Che se voit retirer la garde de son fils. C’est sa grand-mère qui s’occupe de lui jusqu’à ses 15 ans. Deux ans plus tard, il s’installe seul dans un appartement de Kingsbury, toujours en banlieue londonienne.

Peu importe ce qu’il se passait, peu importe où j’étais, quelle que fut ma situation – il y avait littéralement des moments où je devais dormir dehors – je trouvais toujours le temps d’aller au studio. C’était juste primordial pour toute ma vie. C’était comme une seconde nature.

 CONCORD (2017)

L’univers de Che Lingo donne à voir une facette atypique du rap britannique contemporain, autant au travers de ses textes que dans les sonorités employées dans ses morceaux.

De multiples influences

Si la grime est centrale dans les inspirations de l’artiste, avec des figures telles que Wiley, Chip, Ghetts, P. Money ou Dot Rotten, ses différentes sorties ont néanmoins démontré qu’il ne s’en contentait pas.  Il compte ainsi parmi ses influences : trap, funk, reggae, mais aussi dancehall, R&B et slurring (un style de rap, qui se traduit littéralement par « brouillé », et est représenté en France par Lala &ce et Jorrdee, ou outre-Atlantique avec Future, Young Thug et Kodak Black).

Il admettra par ailleurs que le hip-hop et le R&B restent au même titre que la grime, les influences les plus évidentes dans son travail.

Musicalement, je respecte l’esprit et les parcours créatifs de personnes comme Little Simz, Chance [The Rapper], Big Sean, Kendrick Lamar, SZA, Joyner Lucas et Lil Dickie.

 MENNACE (2017)

Che Lingo baigne dans le milieu musical londonien dès 2012 et sort en 2013 sa première mixtape Trillinguo.

Il reconnait dans une interview récente que l’on assiste actuellement à une petite révolution dans le rap issu de la capitale britannique avec un bouillonnement d’artistes sans précédent :

Ms Banks, Big Tobz, Nadia Rose, Flohio, Avelino, et moi-même, nous sommes tous sortis des mêmes open mics. Il y a toujours eu beaucoup de talent ici, mais il y a tellement de formes différentes et chacun suit son propre chemin.

The Line Of Best Fit (2020)

C’est cette profusion d’artistes, ayant chacun ses spécificités et des parcours atypiques, qui rend la scène rap UK actuelle particulièrement intéressante à suivre.

Le souci du détail

Il porte une attention particulière à l’aspect esthétique de ses projets. Che est créatif et inspiré lorsqu’il s’agit de la direction artistique définie, rien n’est laissé au hasard.

Il collabore à ce titre avec la marque de vêtements MENNACE depuis le début de sa carrière et se laisse toutes les libertés de s’aventurer là où bon lui semble.

How do you know the grass is greener, if you don’t explore the site ?

Freedom Is Scary

Loin d’être un arriviste, Che a su tirer profit de son expérience du terrain et l’engouement monte doucement au fil de ses projets. Son single « My Block » a déjà été écouté sur les plateformes numériques plus d’un million de fois, et apparaît dans les bandes son des jeux FIFA 21 et NBA 2K21.

Il a même récemment collaboré avec un manga distribué par Crunchy roll – le « Netflix des Animés » – ce qu’il perçoit comme une petite consécration.

Je pense que je suis le premier et le seul artiste noir, un rappeur noir du Royaume-Uni, à avoir écrit de la musique pour un anime de Shōnen Jump.

Clash Music (2020)

Che Lingo 03

© MENNACE

La recherche d’intégrité

En 2017, Che Lingo réalise un passage remarqué chez COLORS avec l’interprétation de « Zuko« . Il est conscient que ces apparitions représentent un immense tremplin vers plus de notoriété, mais tient à ne pas tomber dans le piège du clientélisme musical, du lisse et de l’immédiat.

Parfois, ce n’est pas toujours la musique, c’est la plate-forme et le timing. Il y a des facteurs autres que faire de la bonne musique.

Wonderland (2018)

En 2018, il réalise une belle performance dans les studios de Red Bull Music avec un freestyle pour le programme 64 bars. La même année Che sort l’EP Charisma, dans lequel il poursuit sa recherche d’intégrité au travers de ses textes. C’est sa première vraie prise de position concernant la nécessaire indépendance des artistes vis-à-vis des attentes du public et de la résistance face au poids de la consommation de masse sur le processus de création musicale. Le dernier titre « Same Energy » de l’EP aborde ce sujet, alors qu’on voit dans le clip le rappeur s’endormir devant une partie de Super Mario World.

How you gonna treat me different ’cause of my social position?
Or try and alienate me just ’cause I’m lyrical
I ain’t gonna ever plateau (or hit my pinnacle)

Same Energy

En interview pour Wonderland en 2018, il ajoute : « Tant de critères que tu dois remplir à Londres ; il faut que tu sois éblouissant, tu dois avoir été à la radio, ton style doit être au point. Et ce n’est pas assuré qu’ils t’écoutent. »

Mais en quoi sa musique lui permet-elle de porter à la connaissance du public des problématiques souvent ignorés par ses pairs ? De quelles voix Che Lingo se fait-il le messager ?

L’amour-propre comme remède

Comme il le préconise dans « Feet Your Feelings », puiser dans ses faiblesses peut s’avérer être source de délivrance. Contrairement à nombre de rappeurs qui délaissent le sujet, il prône le self-care/love comme nouveau modèle d’épanouissement personnel.

The medicine is in your heels

Feet Your Feelings

A l’occasion de la journée mondiale de la santé mentale en octobre dernier, Che a échangé sur les liens entre musique et santé mentale pour Channel 4 aux côtés d’Arlo Parks et Kojey Radical.

Et c’est bien de modèles dont il est question dans l’univers du rappeur, lui qui souhaite contribuer à l’avènement de figures inspirantes ‘racisées’ et plus largement discriminées. Cela, afin de permettre aux plus jeunes de mieux s’identifier à des exemples positifs de réussite.

L’EP Sensitive sorti en 2019 dévoile davantage encore cette facette de Che Lingo, plus fragile et assurée à la fois. Dans « Black Girl Magic », Che effleure le registre future bounce de Goldlink ou Kaytranda et rend hommage à la beauté et à la force des femmes noires. Ayant été élevé par sa mère et sa grand-mère, il livre ici « une confession sans excuse d’amour et d’adoration pour les femmes noires du monde entier ». La collaboration avec Mick Jenkins sur « No Sidekicks » est un tour de force orchestré par le magicien de Wandsworth qui prouve qu’il peut débiter à haute vitesse, sur une instrumentale impeccablement huilée.

Dans le clip de « Dark Days », Che a la bonne idée de mettre en scène Aleisha Gordon et King Orion, mais aussi Priscilla Anyabu & Michael Boateng, couple issu de la télé-réalité britannique « Love Island ».

Mes paroles sont le produit de mon environnement […] J’ai été élevé par des femmes en tant qu’enfant unique […]. La plupart du temps, j’ai été laissé à moi-même et à mes propres pensées, donc je n’ai jamais eu de difficulté à confronter mon côté vulnérable.

Independent (2020)

Tout est question dans ce projet de dépasser ses certitudes lorsque l’on se rend compte qu’elles peuvent blesser. Il raconte comment il a remis en question sa perception du couple et ce qu’il a éprouvé lorsqu’il a réalisé que les schémas stéréotypés d’une relation n’étaient pas forcément tous sains. Il se désolidarise de l’idée que la virilité et les attributs d’une masculinité toxique seraient valorisables dans le rap.

En 2019, The Pit London écrit par ailleurs que : « Che prouve encore et encore, qu’il est capable de combiner sincérité avec sophistication, agonie avec empathie et poésie avec mélodie. »

La Pire Génération

Les problématiques qu’il évoque dans ses morceaux ont également attrait à l’environnement politique, social et économique qui l’entoure.

Alors que d’un côté, il n’a pas peur de mettre ses sentiments au premier plan, il discute aussi des enjeux identitaires structurels dans lesquels s’inscrivent les jeunes générations, issues d’une immigration de plus en plus lointaine, mais toujours enclines à subir des situations discriminantes.

Le nom de son dernier album The Worst Generation sorti cet automne s’explique par sa passion pour les mangas et notamment la série One Piece. On y suit les aventures des onze pirates capables de créer le chaos dans l’Ordre Mondial et d’inspirer une toute nouvelle génération. S’opposant à un gouvernement corrompu et à des médias les surnommant « la pire génération », ils tentent de se faire les catalyseurs des changements qu’ils veulent voir survenir. Che fait ici le parallèle avec notre époque et la confrontation entre les générations X, Y et Z d’un côté, et les ‘boomers’ de l’autre.

Un titre requiert une attention particulière ; dynamique et engagé, « My Block » devient l’hymne non-officiel du mouvement Black Lives Matter à Londres. Che rend hommage dans ce titre à son ami Julian Cole, victime de violences perpétrées par six agents de police en 2013, lui causant des dommages cérébraux irrémédiables. Aucune charge ni compensation n’ont été accordées à la famille de Julian depuis. A la sortie du single en février dernier, Che lance une campagne GoFoundMe et parvient à rassembler quelques milliers d’euros pour son ami.

Sur un autre registre bien plus doux, « Perfect Wounds » scelle une collaboration avec Rachel Chinouriri, qui fonctionne parfaitement. L’instrumentale proposée sur « Black Ones » en featuring avec Ghetts, lui permet avec habileté de retourner à des techniques de rap et des sons purement issus de la grime. Il invite également Kojey Radical sur « Dark Days » et Samm Henshaw sur le titre éponyme qui conclut l’album.

L’artiste parcourt en 38 minutes tout ce qui le traverse et l’interroge dans ce qui représente son projet le plus abouti à ce jour. Il se démarque des autres rappeurs britanniques du moment par sa capacité à aborder des sujets sérieux, sans en faire quelque chose d’inaudible.

La preuve par le risque

Che tente de démêler ses appartenances et prend le risque de livrer ses forces et ses angoisses dans ses titres. Il se considère désormais comme étant son propre modèle, sans ne plus essayer de correspondre à aucune norme préconçue.

Il n’hésite pas à engager son rap sur le terrain politique et incarne une réalité faite de violences physiques et morales dans laquelle beaucoup se retrouvent.

Entre autres apparitions, le rappeur s’est produit au grand festival de Glastonbury, le morceau « Same Energy » est présent dans la série britannique Top Boy et il a été l’an dernier le visage de la nouvelle campagne de la marque Timberland.

Il n’a pour l’heure pas encore révélé de nouveaux projets, seulement des dates de tournée pour son dernier album, qui se déroulera exclusivement au Royaume-Uni au printemps prochain.

Il porte un message fort et inspirant qui mérite d’être entendu et il fera sans aucun doute le nécessaire pour le diffuser plus largement encore à l’avenir.


Ce dossier est une contribution libre de Selma Nem que nous avons choisi de publier. Si vous aussi vous voulez tenter d’être publié sur BACKPACKERZ, n’hésitez pas à nous envoyer vos articles via notre page de contact.