Clipse – Let God Sort Em Out

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11/07/25

Clipse

Let God Sort Em Out

Note :

Après avoir marqué les années 2000 de leur empreinte, les frères Thornton relèvent le défi audacieux de revenir dans un paysage musical ô combien différent depuis leur absence. Excès de jeunisme ou retour de patron? Réponse en chronique.

Seize ans après Til The Casket Drops, l’un des duos les plus emblématiques de la Virginie décide de revenir sur le devant de la scène afin d’inculquer quelques corrections de style à ceux qui les croyaient définitivement au placard. Pourtant, ce n’était pas forcément gagné d’avance. 

Petite piqûre de rappel importante: No Malice, l’aîné des frères Thornton, avait décidé de se retirer de tout ce star system dans lequel il ne se retrouvait plus pour se dévouer pleinement dans la religion. Pusha T, son petit frère, se retrouve alors pour la première fois seul dans la jungle de l’industrie et va devoir ruser pour s’en sortir indemne.

Fort heureusement, l’ex-baron de la poudre de Virginia Beach a de la ressource et va compter sur son talent inégalé pour prolonger l’héritage Clipse avec sa patte personnelle. De son featuring sur “Runaway” devenu un classique du genre à sa signature chez GOOD Music au sein duquel il sortira successivement les excellents My Name Is My Name (2013), King Push – Darkest Before Dawn: The Prelude (2015), DAYTONA (2018) et It’s Almost Dry (2022), Pusha T aura réussi le tour de force de se faire un nom en solo tout en donnant un second souffle à sa carrière artistique.

Lorsqu’il n’exerce pas sa fonction de président de label (que Kanye lui a attribué entre 2015 et 2022), il décide de jouer les poils à gratter en actionnant l’interrupteur du clash, d’abord face à Lil Wayne en 2012 puis face à son poulain canadien en 2018. Une joute verbale intéressante à bien des égards puisqu’elle est à la fois le prélude de celle ayant eu lieu en 2024 mais également un tremblement de terre concernant la paternité de notre cher Drake.

Immoral pour certains, purement hip hop pour d’autres, Pusha T est quant à lui resté fidèle à ses principes qui tiennent en partie à la loyauté et à la transparence afin de résister dans ce monde de brutes : « En arrivant dans le monde de la musique en tant que groupe, puis en étant seul et ne pas l’avoir à mes côtés pendant si longtemps m’a davantage fait comprendre le sens de la fraternité, la camaraderie, la famille, la loyauté. C’était un combat de guerrier. » (Source : Complex, 2025)

Les années passent et l’envie commune de garnir leur discographie d’un opus supplémentaire ne cesse de grandir, au point où Let God Sort Em Out est devenu concret avec un titre à l’image du caractère espiègle et tapageur du duo. Ce grand retour effectué dans le secret ne doit pas être banalisé à en croire les frères qui soulignent l’aspect miraculeux de cette réunion : « Je pense qu’il est important que le public comprenne que cet album n’était pas censé se faire à la base. Donc le fait que cela se produise est un cadeau pour les fans. » (Source : Spotify, 2025)

Bien que cela soit inespéré, les questions abreuvent nos esprits quant à l’intention du duo : Est-ce une énième réunion musicale maladroite censée raviver les cœurs des plus nostalgiques? La qualité dont ils nous ont toujours habitués sera-t-elle au rendez-vous? 

Watch The Throne of Virginia

Suite aux démêlés judiciaires concernant les deux membres des Neptunes, on se demandait ce qu’il allait advenir de la prise en charge sonore de cet album. 

Tout porte à croire que cette inquiétude hantait davantage les fans que les principaux intéressés qui avaient déjà anticipé cette éventualité avec le pragmatisme qu’on leur connaît : « On aime Chad Hugo mais son absence n’est pas un problème. L’album Hell Hath No Fury, c’est Pharrell qui l’a fait tout seul. Alors s’il n’y a que Pharrell, ce n’est pas grave car on trouvera toujours un moyen d’ajuster ce dont on a besoin pour créer. » (Source: Popcast, 2025)

Puisqu’ils sont désormais trois au sein du vaisseau et qu’un cerveau créatif leur manque, il faut réévaluer leur façon de penser leur musique pour lui donner une identité capable d’établir un trait d’union entre leur travaux précédents et le nouveau. Selon les propres dires de Pusha T, c’est “l’urgence sophistiquée” qui agirait comme le point d’ancrage de toute la conception de ce projet. Certes, le terme paraît assez énigmatique mais cela se traduit par la pluralité d’influences que Pharrell a décidé d’utiliser.

Les titres “Inglorious Bastards” et “E.B.I.D.T.A.” évoquent respectivement le côté triomphal de Lord Willin et atmosphérique d’In My Mind tandis que “By The Grace Of God” incarne l’angle plus contemporain de Pharrell caractérisé par les choeurs gospels (utilisés dans “Happy”, “Freedom”, “Joy” entre autres) couplés à des grosses 808 menaçantes qui apportent énormément d’espace dans ses compositions comme il a pu le faire sur NO ONE EVER REALLY DIES ou It’s Almost Dry.

Outre ce panorama de références qui s’appuient sur sa discographie personnelle, Pharrell regarde également chez ses collègues pour agrandir son horizon musical. On pense notamment à Kanye West, d’abord par son exploration gospel appuyée sur JESUS IS KING et DONDA qui se manifeste ici sur “The Birds Don’t Sing” et “So Far Ahead”. mais aussi sur “Chains & Whips” qui emprunte l’épique de Watch The Throne et son introduction légendaire “No Church In The Wild”.

Dans le même prolongement, “P.O.V.” pourrait aisément s’intégrer dans la tracklist d’un Magna Carta… Holy Grail ou de la compilation Cruel Summer dont chacun partage des hymnes transpirant l’opulence tant par les paroles que l’écrin sonore. Enfin, le bounce de Timbaland se fait entendre sur “So Be It” tout comme la science d’un RZA sur “M.T.B.T.T.F.”

Certes, l’éventail de références se veut plutôt large et peut faire peur quant à la façon dont Pharrell pourrait se faire éclipser voire écraser par leur poids. Toutefois, sa magie opère derrière chaque morceau grâce à son flair imparable qui lui permet de mettre en musique le chaud et le froid, soit l’aspect luxueux et implacable que les frères mettent en avant dans leur personnalité.

Cette sensation de disque “de luxe” s’illustre aussi par la sélection de featurings (Kendrick Lamar, Tyler, The Creator, Ab-Liva, Nas, Stove God Cooks…) triés sur le volet dans le but de respecter un souci de cohérence, un équilibre mainstream / underground ainsi qu’un niveau d’exigence : « Tu dois être un excellent rappeur, une légende ou un très gros rookie pour être sur un album de Clipse! » (Source : HipHopDX, 2025)

Impossible d’aller à l’encontre de ces propos vis-à-vis de la qualité apportée par tous les invités ayant compris l’importance du rendez-vous. On retient notamment les apparitions de Kendrick Lamar et de Tyler, The Creator ou Nas bien qu’on aurait souhaité que Stove God Cooks ne soit pas uniquement relégué à un refrain tant on connaît son impact dans l’écurie Griselda. Grâce à la somme de tous ces éléments, Pharrell a réussi à créer un univers fidèle au groupe à la seule force de son côté nerd musical.

Cependant, le travail ne s’est pas fait seul et les frères ont leur mot à dire…

Le confessionnal 

Résumer Clipse à du simple “coke rap” serait un énorme raccourci. 

Tous les préjugés qui leur collaient à la peau vont rapidement être balayés d’un revers de micro dès l’introduction “The Birds Don’t Sing” qui met l’emphase sur l’introspection désirée par le groupe : « Il s’agit du morceau le plus compliqué que nous ayons eu à réaliser, pas uniquement de mon point de vue. Ça m’a fendu le cœur d’entendre les pensées de mon petit frère à ce sujet. Je peux gérer mes émotions mais entendre les siennes, c’était comme un double deuil. » (Source : HipHopDX, 2025)

En effet, ce morceau sert avant tout d’exutoire pour exprimer la perte de leurs parents et de la peine qu’ils ont enduré, le tout accompagné par un John Legend toujours aussi efficace et d’un piano mélancolique. Quant aux paroles, elles demeurent aussi surprenantes qu’émouvantes compte tenu de l’honnêteté dont ils font preuve : 

Birds don’t sing if the words don’t sting

Your last few words in my ear still ring (Oh)

You told me that you loved me, it was all in your tone (Oh-oh)

« I love my two sons » was the code to your phone, now you’re gone

Ce partage proche de la confidentialité s’étire également sur “All Things Considered” où Pusha T délaisse son caractère monolithique afin de partager ses émotions : 

“My mama cheek, I miss it

I wanna kiss it

Nige asking for siblings

I know he meant it

V miscarried, we hid it

I’m glad he missed it”

À travers le titre du projet, les interventions de Pharrell au micro et le retour de Malice, le curseur religieux prend davantage de place et permet ainsi de souligner l’importance que la foi tient dans leur vie et des dangers qu’ils ont pu éviter comme dans le très évocateur “By The Grace Of God”.

De ce fait, ces quelques extraits témoignent d’une dimension plus personnelle voire humaine bienvenue chez les Clipse puisqu’en fendant l’armure, ils parviennent à toucher juste et montrer leur habileté. Mieux encore, ils nous prouvent que ce hiatus leur a permis de prendre de l’épaisseur artistique qui se manifeste par une maturité personnelle et une excellente qualité d’écriture capable de capturer les émotions les plus vives.

Cette même maturité s’exprime également dans la déconstruction de leur personnage…

Faute avouée à moitié pardonnée

Se confier c’est bien mais frimer c’est encore mieux. Libre à chacun d’adapter cette phrase comme il l’entend mais en ce qui concerne les frères Thornton, la culture de l’egotrip est souvent plus forte que tout.

Leur ascension sociale permise par leur talent ainsi que leur passé de dealer en Virginie a souvent constitué le fil rouge de leurs textes passés et cet album ne fait pas exception. Même si la récurrence du thème peut sembler redondante voire peu surprenante au premier abord, le duo fait preuve d’assez de créativité pour qu’on n’anticipe pas leurs punchlines bourrées de cynisme, de métaphores et d’originalité.

On en tient pour compte les titres “Inglorious Bastards” ou encore “Ace Trumpets” qui regorgent d’inventivité ou le fameux “Chains & Whips” qui nourrit un paradoxe assez important : 

Uncle said, « Nigga, you must be sick

All you talk about is just gettin’ rich »

Choke my neck, nigga, and ice my bitch

Beat the system with chains and whips

Ce refrain rempli de rage a de quoi faire sourire par l’audace et la critique complaisante que cela peut représenter.

Toutefois, si les frères Thornton ont un penchant pour attaquer leurs pairs (en particulier Pusha T), ils savent également prendre du recul afin de damer le pion à ceux qui s’en donneraient à coeur joie dans l’arène impitoyable du rap : « Nous avons enregistré cet album dans les locaux de Louis Vuitton à Paris. Les employés créaient, esquissaient des choses à côté de nous. L’énergie des vêtements faits sur place ainsi que la musique créée sur le moment a permis de concevoir un projet très critique sur cet environnement. Nous critiquons tout ce qu’il y avait autour de nous. » (Source : Spotify, 2025)

Pour autant, ils sont loin d’être les seuls à tomber dans l’écueil de la défiance superficielle du système dont la solution se traduirait par l’élévation financière, leur collègue Kendrick Lamar présent sur le morceau en est un exemple. En 2022, le MC de Compton chantait fièrement sur “N95” de se débarrasser de tous les objets d’apparat et autres vêtements de créateurs pour se libérer de l’emprise capitaliste et du matérialisme toxique ambiant dans la sphère hip hop.

Cependant, ce serait oublier ses multiples collaborations effectuées par le passé (Calvin Klein, Chanel…) au point de chanter cette même chanson… au défilé Louis Vuitton en 2023. Bien évidemment, l’ironie de sa présence ainsi que de son texte ont été calculés par son auteur puisqu’on connaît l’aspect méticuleux de chacune de ses apparitions.

En revanche, qu’il s’agisse d’ironie, de satire ou de naïveté, cela ne fait que renforcer cette grande contradiction chez les artistes qui se manifeste par des débuts modestes, s’enchaîne par une popularité grandissante avant de céder aux privilèges matériels qui musèlent leurs discours voire parfois leur ADN initial.

Certes, le hip hop ne cesse d’être sollicité par les grandes industries du textile mais cela n’a pas toujours été le cas puisque le monde du luxe a souvent opté pour un rejet envers ses grands ambassadeurs officieux qui ont longtemps erré dans l’antichambre de l’indifférence. Un rejet corrigé puisque dès lors que le rap est devenu populaire auprès d’un plus grand public et s’est vu délesté de ses préjugés les plus lourds, la tendance s’est inversée et les invitations n’ont fait que pleuvoir. (de Dapper Dan à Ärsenik…)

De ce fait, observer les figures majeures du genre être intégrées dans le monde du luxe représente une victoire douce-amère si l’on considère qu’aujourd’hui Pharrell (Directeur Créatif Homme de la maison Louis Vuitton en lieu et place du regretté Virgil Abloh) n’est en réalité que la caution “hip hop / streetwear chic” de Bernard Arnault à l’instar des autres artistes invités aux diverses Fashion Week.

Ainsi, s’ils sont faussement transgressifs sur cet aspect, il n’en est rien sur celui plus personnel où le paradoxe dont nous parlions plus haut est cette fois-ci mieux traité et mis en valeur par l’aîné. Pour ce faire, il a décidé de laisser tomber la négation “No” devant son nom d’artiste afin de revenir aux sources de sa carrière et de sa contradiction.

Celle-ci se traduit par une opposition entre l’axe religieux et pécuniaire comme il l’affirme avec franchise sur “So Far Ahead” tout en n’épargnant pas le système religieux :

No mistaking me for the reverend

Ushering the money, my confession

How your pastor whip a Rolls Royce?

S’il poursuit sur “M.T.B.T.T.F.” et “Inglorious Bastards” qu’avoir vendu de la drogue lui a apporté à l’époque une paix financière et a fortiori un manque d’empathie envers ses clients, il marque un temps d’arrêt bienvenu sur “P.O.V.” afin de détruire la carapace qu’il s’est longtemps construite : 

​​Just to think I built a rap career off an oz

I’m watchin’ new niggas rap just to O.D

If I didn’t give you both sides, I wouldn’t be me

I was the only one to walk away and really be free

As far as I’m concerned, I do really be he

Cette prise de conscience n’est pas sans rappeler celle entendue il y a quelques mois sur le titre “Generation” issu de l’album Life Is Beautiful qui avait également le mérite (quoique maladroit) d’exposer les travers toxiques de la glamourisation des drogues.

Bien que cela puisse faire grincer des dents chez certaines personnes, les artistes restent avant tout des humains qui prennent le risque de s’exposer avec leurs qualités et leurs défauts. Comme le dit Kendrick, les artistes ne sont pas nos sauveurs…

La réunion des Clipse aurait pu faire peur sur le papier pour plusieurs facteurs : la perte de niveau de Malice, un Pusha T à bout de souffle, un manque de créativité dans leurs textes ou un Pharrell en mauvaise forme. Avec ce projet, ils ont prouvé que le rap n’avait pas d’âge (n’en déplaise à notre ATLien André 3000) et que la vitalité de leur art passe par leur amour de la rime et de la culture.

Certes, quelques pans de leurs textes peuvent parfois tomber à plat pour une subversion maladroite. Néanmoins, l’ensemble est si solide et si bien rédigé qu’ils se situent automatiquement dans le gratin des meilleurs sorties de l’année en cours.

C’est ce qu’on appelle un retour de princes pour une année musicale royale.