Presque six ans après la première compilation estampillée Cactus Jack, Travis Scott et sa bande remettent le couvert pour un second volume. De quoi prouver qu’il s’agit du label le plus intéressant du paysage hip hop? Réponse en chronique.
On ne vous fera pas l’affront de vous présenter Travis Scott, l’un des protégés de Kanye West devenu l’une des plus grandes stars du monde en prenant d’assaut les oreilles de toute une génération. Si aucune présentation de son profil n’est nécessaire, son label quant à lui, mérite davantage d’explications. D’abord repéré par T.I et signé dans sa structure Grand Hustle en qualité d’artiste et chez GOOD Music en tant que producteur, Travis Scott a entrepris le chemin classique de l’artiste : la signature dans un label pour créer le sien dans la foulée.
C’est à cet égard qu’en 2017 il lance Cactus Jack à l’orée du succès retentissant qu’ASTROWORLD allait lui amener peu de temps plus tard. Pour le rappeur texan, la création de ce label est avant tout le fruit d’un accompagnement plus sincère, plus humain afin de donner une plateforme concrète aux talents qui seraient sous son égide : “Je ne fais pas ça pour le contrôle financier sur ma musique. Je veux d’abord aider d’autres artistes, lancer des noms, offrir des opportunités. Je veux faire pour eux ce qu’on a fait pour moi, mais en mieux. En mieux, ça veut dire sans bullshit. Ne pas mentir aux artistes sur la date de sortie de leur album, sur le budget des vidéos et des albums.” (Source : Numéro Magazine, 2020)
Au-delà des considérations managériales de son statut de chef de label, l’objectif annexe est de développer l’image Cactus Jack telle une extension de sa musique étiquetée comme étant disruptive et rebelle dans le paysage du hip hop américain. C’est ce que nous offre JACKBOYS sorti au crépuscule de l’année 2019 alors que le monde entier ignore jusque-là toute notion de confinement et désigne sans sourciller Pop Smoke et sa drill comme la relève du rap new-yorkais.
Cette première mise en bouche plus qu’encourageante nous permettait de nous projeter sur un futur radieux concernant le label grâce à des prestations intéressantes de la plupart de ses membres. Depuis ce projet collaboratif, outre la signature de SoFaygo en 2021 ainsi que le blockbuster UTOPIA sorti en 2023, on retient surtout une énorme activité créative de la part de Don Toliver qui est devenu au fil du temps le bras droit de Travis Scott.
Un changement de statut qui s’explique notamment par des albums assez solides (Heaven Or Hell, Life of a DON, Love Sick, HARDSTONE PSYCHO) pour constituer une fanbase fidèle et gonfler l’image Cactus Jack. Tous ces arguments sont donc le moteur d’un JACKBOYS 2 annoncé en grandes pompes par le rappeur. La suite en vaut-elle la peine six ans plus tard ?
Le rodéo des productions
Un album de Travis Scott, c’est avant tout la présence de producteurs figurant dans le haut du panier. Ça tombe bien puisque ce projet ne déroge pas à la règle : Anthony Kilhoffer, Southside, Vegyn, Johnny Juliano, Jahaan Sweet, F1lthy, Cardo, OZ, T-Minus ou encore Tay Keith encadrent la plupart de l’album. Avec un tel casting, La Flame s’inscrit dans la pleine continuité de sa ligne de conduite artistique qui s’articule avant tout sur l’emphase de l’enrobage sonore se voulant immersif, cinématographique, sombre et énergique de prime abord.
Ce décorum musical qui lui a valu pléthore de compliments sur sa façon de rafraîchir la trap il y a quelques années (DAYS BEFORE RODEO ou Rodeo) se retrouve ici entaché par des standards non rencontrés. En effet, l’expérience musicale qui nous est souvent promise est reléguée au second plan puisque nous avons majoritairement affaire à des compositions assez unidimensionnelles, parfois fades qui n’apportent aucune plus value à l’esthétique caverneuse de Cactus Jack.
On en tient pour exemple “KICK OUT”, “ILMB”,“CONTEST” et “PBT” dont ces deux derniers tentent respectivement de surfer sur des inspirations “rage” et afro-caribéennes peu inspirées. Pour autant, tout n’est pas à jeter car quelques compositions certes intéressantes mais loin d’être transcendantes demeurent présentes au sein de ce second volet.
Les pistes “CHAMPAIN & VACAY” et “2000 EXCURSION” rappellent timidement la frénésie d’ASTROWORLD, “WHERE WAS YOU” ou le très épuré “BEEP BEEP” explorent légèrement le psychédélisme d’Huncho Jack, Jack Huncho tout comme “OUTSIDE” et “DA WIZARD” lorgnent vers Rodeo. Bien que ces sonorités soient bienvenues, elles souffrent néanmoins des comparaisons susnommées quitte à en devenir leurs versions alternatives dénuées de saveur.
Cela pourrait en partie s’expliquer par l’absence du producteur star Mike Dean qui servait avant tout de boussole artistique voire de mentor pour un Travis Scott souvent brouillon dans la construction de ses projets. Même si l’absence du producteur aurait pu être bénéfique pour laisser Travis explorer de nouvelles pistes artistiques, nous en avons ici pour preuve un album manquant de cohérence et qui échoue à cocher les cases attendues après un JACKBOYS bluffant par sa proposition artistique. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé…
Days after UTOPIA : un cactus sans piquant
Après un ASTROWORLD tourné vers la valorisation d’une expérience musicale et un UTOPIA qui se concentrait davantage sur des performances plus rappées et moins édulcorées, on attendait de voir dans quelle direction Travis Scott allait nous mener par la suite. Force est de constater que celle qu’il entreprend est loin d’être satisfaisante puisque nous avons une collection des quelques plus mauvais morceaux que le rappeur ait pu sortir durant ces dernières années.
Alors que sa marque de fabrique consistait jusque-là à proposer des performances survitaminées, il décide ici de faire un pas en arrière pour nous offrir des moments fainéants et nonchalants tant dans les textes que dans l’interprétation. Qu’on ne se trompe pas de sujet : l’écriture n’a jamais été le point fort de Travis mais c’est en connaissance de cause qu’il a toujours essayé de compenser cette lacune inhérente à son art avec ses qualités de producteur.
Sauf que lorsque ladite production demeure moins spectaculaire et plus faible qu’à l’accoutumée, nous assistons malgré nous à l’exposition de ses faiblesses comme sur “FLORIDA FLOW” :
“A new Chanel bag, I gave her Chanel swag (Gave her Chanel)
Two-tone Birkin, that shit smirkin’, it end up workin’ (She smirkin’)
When it’s time, she spread them cheeks, she hold my fire”
ou encore sur “KICK OUT” pour ne citer qu’eux :
“They done ran out of George, we throwin’ Benjis (Throwin’ hunchos, it’s lit)
All this sauce, I’m makin’ cheese like Jon and Vinny’s (21)”
De plus, l’abondance de featurings ne sauve guère les performances du rappeur. On aurait souhaité entendre Waka Flocka Flame et 21 Savage sur des couplets (plutôt qu’être relégués au simple rang de “hype man” avec des ad-libs) ou avoir des interventions pertinentes de Kodak Black, Playboi Carti et Future qui brillaient malheureusement par leur paresse devant le micro.
Toutefois, certains sortent leur épingle du jeu à l’instar de l’énergique GloRilla sur “SHYNE” (si on enlève le refrain), de l’hypnotisant SahBabii sur “BEEP BEEP” ou de Tyla sur “PBT”. Néanmoins, si l’on s’attarde uniquement sur le leader du groupe dans un album supposé collectif, c’est qu’il y a un véritable problème dans la conception et la réflexion du projet.
Jacques Webster et ses boys
Lors d’une interview en 2015, Mouloud Achour demandait à Travis Scott quelle était sa définition d’une clique : “ Un groupe de gens qui te pousse, te tire vers le haut et qui te pousse à t’améliorer.”
Sa réponse était certes loin d’être surprenante mais elle avait le mérite de rentrer dans la logique consensuelle du mot. Cependant, dix ans après cette entrevue, il semblerait que sa phrase ait finalement un écho tout particulier sur ce projet de “clique musicale”. Dans le premier opus, Travis était présent dans la quasi intégralité des morceaux mais cela pouvait potentiellement s’expliquer par son statut hybride de superstar / chef de label / mentor qui devait guider ses nouveaux talents et leur donner toute la latitude possible pour se développer artistiquement dans le futur.
Presque six ans après, outre l’ascension fulgurante de Don Toliver, que reste-t-il de l’écurie Cactus Jack ? C’est cette interrogation qui nous a taraudé l’esprit durant l’écoute (et certainement celui de l’auteur d’ASTROWORLD) tant cet opus cristallise à la fois l’espoir qui régnait autour de la création de ce label mais aussi la déception face à si peu de résultats concluants.
Cet aveu d’échec est une fois de plus symbolisé par le vampirisme dont fait part Travis Scott puisqu’il apparaît pas moins de douze fois sur les dix-sept morceaux proposés, sans compter les bonus tracks. Là où cette seconde édition aurait pu faire la part belle à l’exposition de l’évolution de ses talents, nous n’avons ici qu’une omniprésence écrasante du chef de label qui tente de colmater les brèches ici et là avec une flopée de featurings qui viennent voler la place des autres membres.
À titre d’exemple, nous parlions du développement de Don Toliver un peu plus tôt mais celui-ci aurait largement mérité une place de choix : d’une part afin de récompenser son excellente dynamique qui dure depuis quelques années et d’autre part pour démontrer qu’il est le fruit du bon flair de Travis Scott.
Toutefois, il s’agit du seul profil ayant fait des preuves concrètes dans la scène musicale : qu’il s’agisse de Sheck Wes, tantôt basketteur et tantôt rappeur à ses heures perdues qui n’a toujours pas capitalisé sur son succès prometteur de 2018 avec une proposition peu intéressante (“ILMB”), de SoFaygo qui malgré les projets sortis ne cesse de stagner dans une position de rookie qu’il n’est plus depuis bien longtemps ou du manque de cohérence quant à la justification de la signature de Wallie the Sensei (bien qu’il ait un réel potentiel), nous nous trouvons face à un collectif demeurant fragile, superficiel et dénué d’alchimie.
À cet égard, cela nous interroge sur l’utilité actuelle d’une compilation de label. La formule serait-elle dépassée ? La question est ouvertement outrancière tant la réponse demeure limpide : non, ce type de format peut toujours exister à condition que l’exécution s’y prête correctement.
Sans rentrer dans une analyse chronologique regroupant l’entièreté des projets de ce type, nous pouvons tout de même nous arrêter sur quelques exemples contemporains qui feront de l’ombre à JACKBOYS 2 : que ça soit les deux volumes de la Cozy Tapes du A$AP Mob, des différentes volets de Revenge Of The Dreamers du label Dreamville ou encore le légendaire Cruel Summer de son idole Kanye West (dont il a fait partie!).
Ces quelques albums ont le mérite d’équilibrer le plus possible la présence des talents internes tout en les mêlant à des artistes en dehors du label afin de créer un melting-pot jubilatoire proche du blockbuster et du fan-service sans la contrainte de l’album solo qui se veut plus sérieux dans l’approche. Dans le cas de JACKBOYS 2, le fan se retrouve plus lésé que récompensé, perdant ainsi l’objectif initial en cours de route et menaçant l’intérêt et la pérennité du label de facto.
Il y a dix ans, Travis Scott se présentait face à nous comme le champion enragé du rodéo capable de dompter sa bête intérieure et prêt à tout pour y arriver grâce à une direction artistique maîtrisée et léchée. Tout porte à croire qu’aujourd’hui il a du mal à canaliser cette fameuse bête puisqu’il tombe naïvement dans le piège de la quantité au détriment de la qualité.
Bien qu’il ne s’agisse que d’un “simple” projet de label et que la grille d’évaluation se doit d’être plus légère, il n’empêche que les standards sont loin d’être rencontrés. Comme le commun des mortels, il semblerait surtout qu’il ait besoin de vacances afin de réfléchir à la définition d’une clique.
En espérant qu’il invite les membres du label avec lui…
